Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

« Léviathan », le monstre aveugle de la justice démasqué

Disséquant jusqu’à l’os la procédure de comparution immédiate, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix esquissent la fable noire et fantastique d’un système pénal et judiciaire qui a perdu toute humanité. 

Dans l’univers onirique et cauchemardesque de Lorraine de Sagazan, la justice se rend non sous un chêne mais sous un chapiteau rose qui renvoie autant à l’image d’un corps mou, d’un organe qu’à celui des cathédrales, du théâtre ou de l’art forain. Si tous les attributs de notre système judiciaire sont esquissés — la balance, les dossiers empilés ainsi que les robes noires des magistrats — la terre qui recouvre le sol décale le regard, impose un recul, une distanciation proche du fantastique. Loin de chercher à plaquer son point de vue, à orienter les pensées et les réflexions du public, la metteuse en scène tente une autre approche, plus risquée, mais tout aussi politique : le libre arbitre. 

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Dès les premières minutes, le temps est suspendu. Alors qu’au plateau, un homme, visage à vue, darde son regard sur le public, d’étranges créatures masquées errent dans les coulisses, sur le devant du plateau ou dans les allées des gradins. Autant automates que poupées figées dans une posture d’impassibilité inquiétante, les différents protagonistes de ces récits successifs portent au mieux des masques au pire des bas sur la tête rendant leurs traits méconnaissables. La justice telle que la présente Lorraine de Sagazan n’a pas de face, n’a pas d’émotion. Elle est impitoyable et donc violente. 

De la villa Médicis où elle a maturé son projet aux séances interminables de la chambre des comparutions immédiates, la metteuse en scène, son auteur Guillaume Poix ainsi qu’une partie de sa troupe, ont observé, interrogé et analysé textes de loi, documentaires et audiences où s’enchaînent à un rythme effréné des dizaines de prévenus tous plus hirsutes et perdus les uns que les autres. Le constat est le même pour tous : cette justice expéditive n’a pas de sens, n’a pas de cœur, n’a pas d’âme. 

Sortant à peine de garde à vue, n’ayant pu ni se changer ni se laver, les accusés, souvent des hommes pauvres et précaires, ne sont pas en état de répondre de leurs actes. Les juges sont excédés, car incapables de faire face au nombre d’affaires à traiter de plus en plus grandissant. Les procureurs n’ont plus aucune empathie tant le travail est épuisant. Les avocats, généralement commis d’office, n’ont pas le temps de prendre connaissance des dossiers. Le verdict est toujours le même, lourd et sans nuance : des mois de prison ferme. 

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Cherchant à montrer la faillite d’un système qui a perdu depuis longtemps ses missions — réparer et réinsérer —, Lorraine de Sagazan s’éloigne de tout théâtre documentaire pour préférer une autre approche, celle de la féerie, du conte et de l’irréel. Le pari est risqué. Elle en est pleinement consciente, d’ailleurs sa mise en scène est radicale et sans concession. Entre cauchemar et songe surréaliste, elle entraîne ses comédiens et ses comédiennes — tous excellents — dans un espace où le jeu réfute tout réalisme. Les émotions sont surlignées exagérément, les gestes quasi mécaniques à dessein. 

Empruntant autant à l’univers enfantin des dessins animés qu’à celui de la comédie musicale kitsch, elle déploie son savoir-faire vers de nouvelles contrées artistiques qui ont de quoi dérouter, tant la mise à distance empêche l’empathie. Bien que l’émotion et le sentiment d’injustice soient palpables, il y a comme une barrière, une retenue qui s’imposent entre la scène et la salle. Pourtant, difficile de ne pas être touché par ces pauvres hères condamnés d’office qui, faute de temps, ne bénéficient d’aucune circonstance atténuante.

Avec Léviathan, Lorraine de Sagazan franchit un nouveau cap en changeant totalement de méthode de travail. Les images sont toujours aussi puissantes, aussi fortes. Faisant de ce chapiteau rose un poumon qui respire à l’unisson de cette voleuse complètement stone et dépressive à qui on a retiré la garde de sa fille pour la confier à son père incestueux, elle brise le quatrième mur et donne la sensation au public d’être comme happé, avalé bien malgré lui par ce monstre de justice qui a tout de la secte religieuse où tout péché conduit en enfer. 

Hommes-zombies, magistrats pris dans la ronde d’une danse macabre, cheval sublime dont la présence totalement incongrue apaise : l’artiste multiplie les propositions fortes et sidérantes. Passant du réel, en conviant un ancien détenu, habitué des comparutions immédiates et sans masque, qui nous fait ressentir la violente réalité de ces procédures expéditives, à l’onirique, elle signe une grand-messe carnavalesque autant que morbide. On peut douter de certains choix artistiques, comme ce pas de deux chanté, un brin caricatural, ou cette musique par trop omniprésente, mais indéniablement, Lorraine de Sagazan sait faire du théâtre-monde qui, toute vocifération éteinte, laisse place à un long silence ! 


Léviathan de Guillaume Poix
Festival d’Avignon
Gymnase du Lycée Aubanel
14 rue Palapharnerie
84000 Avignon
jusqu’au 21 juillet 2024
durée 1h50

Tournée 
13 au 16 novembre 2024 au Théâtre national de Bretagne (Rennes) dans le cadre du Festival TNB 
20 et 21 novembre 2024 au Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon 
28 et 29 novembre 2024  au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines Centre dramatique national 
5 décembre 2024 à La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc 
11 et 12 décembre 2024 à L’Azimut Pôle national cirque (Antony, Châtenay-Malabry)
30 janvier au 6 février 2025 au Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France 
25 au 27 février 2025 à La Comédie Centre dramatique national de Reims 
4 au 7 mars 2025 au ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie
18 mars 2025 à L’Estive Scène nationale de Foix et de l’Ariège 
25 au 28 mars 2025 à La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national 
2 au 6 avril 2025 aux Célestins Théâtre de Lyon 
10 et 11 avril 2025 à la MC2 Grenoble Scène nationale 
16 et 17 avril 2025 à La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche
2 au 23 mai 2025 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) 

Conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan  
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin
Collaboration au texte – Lorraine de Sagazan
Dramaturgie d’Agathe Charnet, Julien Vella 
Chorégraphie d’Anna Chirescu
Son de Lucas Lelièvre
Musique de Pierre-Yves Macé   
Scénographie d’ Anouk Maugein  
Lumière de Claire Gondrexon
Costumes d’Anna Carraud
Vidéo de Jérémie Bernaert
Mise en espace cheval – Thomas Chaussebourg
Masques de Loïc Nebreda
Perruques de Mityl Brimeur
Travail vocal – Juliette de Massy
Travail masque – Lucie Valon
Assistanat à la mise en scène – Antoine Hirel , Assistanat au son – Camille Vitté , Assistanat à la scénographie – Valentine Lê  Assistanat à la lumière – Amandine Robert, Assistanat aux costumes – Marnie Langlois, Mirabelle Perot
Traduction pour le surtitrage – Katherine Mendelsohn (anglais)

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