Faut-il séparer l'homme de l'artiste ? de Étienne Gaudillère et Giulia Foïs © Marie Charbonnier
© Marie Charbonnier

« Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? » telle est la question.

Dans le cadre du dispositif du Théâtre du Point du Jour, les Grands ReporTERRES, la journaliste Giulia Foïs et le metteur en scène Etienne Gaudillère ont fait théâtre d'une épineuse question. Et c'est un franc succès, repris pour le Off d'Avignon au Théâtre des Carmes.

Le théâtre peut-il changer le monde ? La question s’encombre de quelques toiles d’araignées tant les artistes se sont épenchés sur le sujet. Pourtant en pratique, les spectacles politiques parviennent rarement à déplacer les regards, ébranler les jugements, changer le monde.

D’emblée, deux séniors s’écartent de la file pour entrer dans la salle et mettent les pieds dans le plat. Le duo se lance dans une défense passionnée de « J’accuse » de Roman Polanski. Le réalisateur accusé de viols et d’agressions sexuelles par une dizaine de femmes sera au cœur de la pièce. Le cinéaste, qui a fui la justice américaine après avoir été condamné pour le viol d’une adolescente de 13 ans, a pu continuer en France une carrière prolifique, encensé par une large partie de la profession. À entendre ce couple de spectateurs qui s’apprête à découvrir la pièce, l’interrogation du titre s’avère brûlante.

C’est d’ailleurs un des paris d’Étienne Gaudillère et Giulia Foïs qui d’entrée de jeu interpèlent le public avec une série de questions. À main levée, chacun répond sur son genre, son choix de boycotter ou non Polanski, son opinion sur la séparation l’homme et l’artiste, entre l’œuvre et l’artiste. Instantanément, un clivage générationnel s’esquisse. « Non binaire, ricane un spectateur, qu’est-ce que c’est ça encore ? ». Des gens, Michel, « ça », ce sont des gens.

Un quizz en ouverture, l’exercice n’est pas novateur mais il est d’une efficacité redoutable. La salle est impliquée, intriguée, en tension.

Faut-il séparer l'homme de l'artiste ? de Étienne Gaudillère et Giulia Foïs © Marie Charbonnier
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Depuis un plateau qui rappelle l’effervescence d’une conférence de rédaction, Étienne Gaudillère, Marion Aeschlimann, Astrid Roos et Jean-Philippe Salério s’attaquent à un monument du cinéma. La médiatisation de ses affaires, leur contemporéanité, les personnalités impliquées (Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Virginie Despentes, Adèle Haenel…) font de Polanski un parfait cas d’école.

Entourée de unes, d’affiches de films et de couvertures de livres, toute l’équipe convoque sur scène un imaginaire politique qui met à mal le mythe du martyr (sciemment convoqué par le cinéaste au moment de la sortie de J’accuse sur l’affaire Dreyfus). En désacralisant la figure de l’artiste, Étienne Gaudillère fait lui-même un véritable travail de remise en question. L’artiste donne à voir son propre cheminement, les sujets sur lesquels il a changé d’avis, ceux sur lesquels il reste en réflexion. Les répliques tranchantes de Giulia Foïs (incarnée ici par Marion Aeschlimann) servent de boussole tant elle se montre précise sur les faits et sur les mots pour les désigner. On doit d’ailleurs à la journaliste un livre Je suis une sur deux qui revient sur le viol dont elle a été victime. Et c’est sans doute un tour de force de la pièce : sortir du débat d’idée pour inviter des paroles de victimes sur scène.

Faut-il séparer l'homme de l'artiste ? de Étienne Gaudillère et Giulia Foïs © Marie Charbonnier
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Reprenant point par point les chefs d’accusation et la chronologie des prises de position, Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? met à mal les arguments de la défense. Cette déconstruction méticuleuse de la rhétorique de l’impunité trouve tout son sens sur les planches.

D’une part, parce que les dialogues permettent de rejouer des situations de tension. Aux grandes leçons de morale, la pièce préfère ces discussions qui vont à l’os des arguments. L’occasion de constater par exemple que s’il est facile de mettre l’œuvre dans un musée et son auteur en prison, l’artiste et l’homme partagent un même compte en banque.

D’autre part, le théâtre reste un espace privilégié pour (re)penser les luttes sociales. Là où les réseaux sociaux juxtaposent pèle-mêle une myriade d’arguments (et d’insultes), la scène peut prendre le temps de poser chaque mot, le laisser résonner. Étienne Gaudillère et Giulia Foïs profitent de cette attention rare qu’offre une salle de spectacle, un espace hors du temps où au détour d’une blague, une idée se faufile dans les rangées et fait son chemin dans les esprits.


Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? de Giulia Foïs et Étienne Gaudillère
création janvier 2022 au Théâtre du Point du Jour à Lyon
Festival off Avignon
Théâtre des Carmes
6 place des Carmes
84000 Avignon

du 5 au 21 juillet 2024 à 12h05  – relâche les 9 et 16 juillet 2024
durée 1h30

Mise en scène d’Étienne Gaudillère
avec Marion Aeschlimann, Étienne Gaudillère, Astrid Roos, Jean-Philippe Salério
Scénographie de Romain de Lagarde , Etienne Gaudillère, Claire Rolland
Régie générale – Romain de Lagarde

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