On rencontre Séverine Chavrier le lendemain de la première d’Absalon, Absalon ! dans la cité des Papes, et plus de deux ans après notre dernier entretien, mené autour du très beau Ils nous ont oubliés, d’après La Platrière de Thomas Bernhard. Le travail est encore en cours : elle nous le dit et cela s’entend lorsqu’elle nous répond, comme si chaque question ouvrait une lucarne sur un flot de pensée qui coule de toute façon déjà en fond. La parole pénétrée et poétique de la metteuse en scène ressemble à une autre manifestation de ce qui s’exprime sur scène : un théâtre « cérébral » qui n’oublierait pas que le cerveau est d’abord un organe, et dont certaines des idées semblent naître avant la lettre — reste ensuite aux mots de les interpréter.
La première vient d’avoir lieu. Comment vous sentez-vous ?
Séverine Chavrier : Je crois que ça s’est plutôt bien passé, mais j’ai encore beaucoup à faire. Le travail se poursuit toujours pendant les dates. On vient d’aboutir la partition, il reste maintenant à la resserrer et à comprendre beaucoup de choses.
Qu’est-ce qui s’ajuste, après la création ?
Séverine Chavrier : Les temporalités, la musicalité, pour tenir encore davantage un fil et essayer de moins fragmenter. Ne pas faire des scènes, mais maintenir quelque chose de continu. C’est en grande partie par le son que je travaille, et également par le jeu d’acteurs — je m’occupe pas mal des acteurices pendant les séries.
Cette volonté de tenir un fil continu a-t-elle quelque chose à voir avec l’écriture de Faulkner — même si elle semblait déjà guider la forme dans Ils nous ont oubliés ?
Séverine Chavrier : Là, c’est aussi très lié à l’image, au plan-séquence. C’est comme des vertiges, quelque chose qui voudrait être fascinant. On ne sait pas qui filme, ni où — j’ai voulu que l’on cache cette cadreuse formidable, Claire Willemann — et parfois c’est mélangé avec du off ou des caméras fixes… On est un peu broyés dans l’image, il y a la sensation de vertige, de suspens. Il y a aussi les fantômes, évidemment : comment on est hantés par les fantômes. Les témoins silencieux. Et la violence sourde.
Il n’y a qu’une seule opératrice ?
Séverine Chavrier : Oui, on l’appelle « le sniper » à Genève. Elle est extraordinaire. Elle filme en fragmentant, et ce qui m’intéressait, c’était de fragmenter les corps. Il y a un énorme travail de Quentin Vigier à la vidéo. Je ne ferais pas de vidéo sans lui.
Qu’est-ce qui vous a amené vers Faulkner et ce roman-là ?
Séverine Chavrier : La question du son, et l’intelligence humaine, la profondeur humaine. On le dit souvent misogyne, mais je trouve que ce qu’il dit sur les femmes est magnifique. La profondeur de l’analyse, l’amour de l’être humain : ce qu’il faut comme amour pour écrire ça. L’écrivain, c’est celui qui a une empathie tellement grande qu’il peut aller à l’intérieur. J’avais déjà travaillé sur Les Palmiers sauvages, qui est quand même très à part dans l’œuvre de Faulkner, qui n’est pas son travail sur le timbre-poste du comté de Yoknapatawpha. Et je voulais me confronter à cette question noir-blanc, qui est au cœur de notre société.
Justement, comment la question raciale a-t-elle été travaillée avec les interprètes ?
Séverine Chavrier : La scénographie aide à la confidence. C’est donc venu assez vite. J’avais envie depuis longtemps de travailler avec les interprètes. Armel Malonga, le bassiste congolais ; Hendrickx Ntela, je l’ai rencontrée grâce à la Belgique et je l’ai trouvée magnifique aussi. C’est leur qualité, leur virtuosité qui m’intéressait ; après, forcément, ils ont des choses à raconter sur cette question-là. Ça me lie plus à l’Afrique qu’à l’Amérique, et donc ça parle plus de l’Europe, peut-être, que de l’Amérique. Mais cette question atavique est liée à nos sociétés occidentales en général. C’est une histoire qui passe par la France aussi, si l’on regarde par exemple la Nouvelle-Orléans. J’ai choisi des interprètes magnifiques. Je les admire. J’aime que leurs récits, leur force artistique, leur virtuosité, soit présente. Il y a quelque chose d’implacable.
Qu’est-ce qui guide la composition de votre forme ?
Séverine Chavrier : Je fais des grands « tours de périph' », comme je les appelle : je fais improviser les performeurs à partir de choses très éloignées, parfois. Je ne veux pas du tout être dans la littéralité. Pour moi, ça bloque l’imaginaire. Ce que je veux, c’est que les artistes s’emparent de cette matière ; ce que je cherche, c’est le dépôt qu’elle y fait — chez eux comme moi. Je suis liée au livre à la fin et au début, mais il y a tout un moment dans le cœur du travail où je le suis moins. On se rend compte que plein de choses se déposent dans l’inconscient, et qu’en fait, on s’est approchés de choses qui sont dans les livres, mais sans les nommer. Et de la matière que je récolte, je tire ce que j’appelle des « scènes », et ensuite, c’est là qu’il faut faire un acte barbare, qu’il faut construire quelque chose. Et là, je choisis un fil : en l’occurence, j’ai fait une chose très chronologique sur l’histoire de ce Sutpen, et finalement c’est ce lien-là que j’ai tenu. Dans Bernhard, par exemple, ça piétine beaucoup plus. Ce que j’ai vraiment suivi du livre, aussi, c’est que la première partie est plutôt racontée par cette vieille femme, Rosa, et qu’après, le relais est pris par les deux jeunes dans l’université, donc j’ai suivi cette double narration. Ce qui était difficile, pour moi, c’est cette polyphonie entre le récit raconté dans ce temps commun — les garçons et cette vieille tante —, le temps ancien et les éclats de cette histoire, et le temps contemporain de la représentation.
De La Platrière à Absalon, qu’est-ce qui vous plaît dans ces décors en décrépitude qui sont des métaphores d’une société en train de se décatir ?
Séverine Chavrier : Le lien, il est surtout dans la maison, qui est aussi une grande question scénographique dans Absalon, et puis le dispositif vidéo qu’on a transposé, qu’on a continué à pousser dans ces petits cadres, et je trouve beau qu’il y ait les danseurs dans ces petits cadres, comment ils ont l’air d’étouffer là-dedans. La nouveauté, c’est cette cadreuse et la question du plan-séquence, que je n’avais pas du tout travaillée avant. Comment aller au bout de cet écran, qui est un écran de papier, un écran publicitaire — il faudrait imaginer ce décor dans un espace bien plus vaste. Et puis les voitures comme lieu de travail, aussi, puisqu’il y a caméra, son, vidéo : c’est un nouveau lieu d’enfermement.
Qu’est-ce qui vous plaît dans ces motifs ?
Séverine Chavrier : C’est très lié à l’enfance. La maison de poupées, la maison dessinée au sol, les jeux d’échelle…. Chez Faulkner, ce sujet me touche particulièrement. Et puis la cruauté, aussi : celle des rapports homme-femme — on pense à Bernhard. Mais ce n’est pas une cruauté civilisée. Ces femmes sont passionnantes : la tante, la vierge qui ressasse cette chose, la Hélène qui devient une sorte de Nora dans la Maison de poupée, et puis sa fille qui est une sorte de force pure, veuve avant d’être mariée…
Au départ, vous ne pensiez pas intégrer le personnage de Rosa dans la pièce…
Séverine Chavrier : Je voulais d’abord travailler avec une Rosa jeune, puis j’ai fait autrement. La Rosa jeune, vous l’avez reconnue ? C’est Jimy [Lapert] avec un nez ! Je me suis beaucoup intéressée au grimage : les nez, les dents, les faux cils, les tatouages, les changements de personnage par les perruques…
Tout ça participe à la construction d’un trouble en surface…
Séverine Chavrier : Oui, et des images qui renvoient à d’autres. Il faut que l’image ramène de l’histoire.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier d’après William Faulkner
Festival d’Avignon
La FabricA
11 rue Paul Achard, 84000 Avignon
Du 29 juin au 7 juillet 2024
Durée 5h
Tournée
Du 14 au 25 janvier 2025 Comédie de Genève
Les 5 et 6 février Théâtre National du Luxembourg
Les 13 et 14 février Théâtre de Liège
Les 20 et 21 février Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy
Du 25 mars au 11 avril Théâtre National de l’Odéon, Paris
Les 23 et 24 avril Centre Dramatique National d’Orléans
Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Adèle Joulin, Jimy Lapert, Armel Malonga, Annie Mercier, Hendrickx Ntela, Laurent Papot, Kevin Bah « Ordinateur »
Avec la participation de Maric Barbereau, Remo Longo (en alternance)
Texte d’après William Faulkner
Traduction et relecture François Pitavy, René-Noël Raimbault
Adaptation et mise en scène Séverine Chavrier
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Marie Fortuit, Marion Platevoet, Baudouin Woehl
Scénographie, accessoires et régie plateau Louise Sari
Lumière Germain Fourvel
Musique Armel Malonga
Son Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Vidéo Quentin Vigier
Cadre vidéo Claire Willemann
Costumes Clément Vachelard
Conseil dramaturgique diversité et politiques de représentation Noémi Michel
Éducation des oiseaux Tristan Plot
Collaboration à la lumière Nelly Perre, Thomas Rebou
Collaboration au son Mathieu Ciron, Marco Nüesch, Alizée Vazeille
Collaboration à la vidéo Gilles Borel, Pierre Olympieff
Collaboration à la couture et à l’habillage Aline Courvoisier, Karine Dubois
Assistanat à la scénographie Tess du Pasquier
Assistanat aux costumes Andréa Matweber
Conception des poupées Chantal Sari
Régie plateau Mateo Gastaldello, Sylvain Sarrailh, Mansour Walter
Dessin Alain Cruchon, Gilles Perrier
Serrurerie Hugo Bertrand, Wondimu Bussy
Menuiserie Yannick Bouchex, Balthazar Boisseau, Mathias Brügger
Renfort construction Julien Fleureau
Conception motorisation de la voiture Vincent Wüthrich
Direction technique Yves Fröhle
Soutien technique Terence Prout
Coordination technique Margaux Blanc, Margaret Labbé
Direction de production Pauline Pierron
Production Pascale Reneau
Assistanat à la production Elyse Blanquet