Née et formée à Buenos Aires, désormais installée à Berlin, où le Gorki la compte parmi ses artistes associés, Lola Arias compte sans doute comme l’artiste de théâtre la plus réputée en Argentine et comme l’une des représentantes les plus remarquables du genre documentaire à l’international, forte de quelques chefs-d’œuvre parmi lesquels Campo minado, une pièce mettant face à face des vétérans argentins et anglais de la guerre des Malouines.
Jusqu’ici, l’artiste à la formation multidisciplinaire a relativement peu joué en France, pourtant. La programmation de sa dernière création au Festival d’Avignon, quelques semaines après sa création dans la ville d’origine, pourrait y remédier. Los días afuera procède de la méthode Arias par excellence, mettant sur scène des non-professionels composant, par touches et de manière chorale, le dessin d’un champ d’expérience singulier. En l’occurence, ce sont six anciennes détenues des prisons d’Argentine — cinq femmes et un homme trans — qui viennent raconter la vie qui suit l’incarcération, les « jours dehors » du titre, soulevant, dans le sillage d’histoires vécues en propre, un portrait politique et social de leur pays.
Quel lien votre travail entretient-il avec ce pays de théâtre qu’est l’Argentine ?
Lola Arias : J’ai commencé par étudier la littérature à l’université et la dramaturgie à l’école municipale d’art dramatique de Buenos Aires, donc je viens de la fiction. Je me suis ensuite formée en tant que metteuse en scène auprès de maîtres comme Ricardo Bartís, Nora Moseinco et Pompeyo Audivert. De fait, pendant des années, j’ai écrit des œuvres de fiction destinées à être incarnées par des acteurs. Puis j’ai commencé à penser le théâtre comme un dispositif performatif où le réel prenait une place plus grande. Le réel est intervenu dans la fiction à travers une trilogie nommée « El amor es un francotirador », où les histoires inventées se mêlaient à celles, réelles, des acteurs.
L’œuvre importante dans mon passage à la forme documentaire, c’est Mi vida después, que j’ai créée en 2009. On y voit des personnes reconstruire la vie de la génération de leurs pères — réprimés, exilés ou disparus — à partir d’archives. C’est avec cette pièce que j’ai commencé à travailler sur l’histoire politique et sociale de l’Argentine. Celle-ci, dès lors, a travaillé toute mon œuvre, même si ma vie en Europe m’a permis de créer des œuvres sur d’autres contextes, comme par exemple le communisme en RDA. Los Dias afuera est traversé par l’histoire politique de l’Argentine et le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui.
À plusieurs reprises, vous avez travaillé avec des personnes en situations marginales. Qu’est-ce qui vous intéresse en particulier dans la situation des femmes détenues ?
Lola Arias : Mon travail m’amène vers des champs d’intérêt différents, variés. Dans le cas de Los días afuera, c’est un peu aléatoire. J’étais allée présenter mon film Teatro de guerra, sur des vétérans argentins et anglais, dans une prison de femmes à Ezeiza. Je me suis rendu compte que les détenus avaient besoin d’être en lien avec la pratique artistique, de pouvoir penser leur propre vie, s’exprimer à travers la musique ou le théâtre. L’année suivante, j’ai donné un atelier de jeu dans la prison. Cet atelier à donné lieu à un film, Reas, qui a été présenté cette année à la Berlinale. Après cinq ans de travail, je crée Los días afuera. Il y a eu beaucoup d’investigation et d’entretiens pour choisir les protagonistes du film et de la pièce. Le film s’intéressait aux histoires qui naissent à l’intérieur de la prison, et la pièce s’intéresse à ce qu’il se passe quand les détenues rentrent chez elles.
À partir de ces rencontres, à quoi ressemble le processus d’écriture ?
Lola Arias : L’écriture de la pièce se base sur des entretiens, des improvisations, des ateliers. Les gens croient parfois que le théâtre documentaire s’écrit tout seul, qu’il ne s’agit que de compiler des témoignages. Mais c’est une écriture. A fortiori en venant de la littérature, je me sens autrice aussi bien de mes pièces de fiction que de non-fiction.
Comment vos années passées à écrire de la poésie alimentent-elles votre écriture aujourd’hui ? La frontière entre le réel et la fiction vous intéresse-t-elle ?
Lola Arias : À un moment, il ne m’intéresse plus d’écrire depuis mon bureau, seule avec mon imagination. Quand je rencontre des gens, les gens me montrent d’autres réalités, et celles-ci contiennent des choses que je ne pourrais jamais imaginer. Leurs récits me donnent à voir des mondes que je ne connais pas et des expériences qui n’ont rien à voir avec la vie quotidienne. À mon bureau, je serais incapable d’imaginer les histoires que me racontent les gens qui participent à mes œuvres. Je ne pouvais pas imaginer, par exemple, que deux des détenues que j’ai interrogées regardaient tous les vendredis soir jusqu’à cinq heures du matin des films d’horreur dans leur cellule : seule, je ne serais jamais arrivée à cette image. Si l’on sait l’écouter, le réel se révèle très éloigné des lieux communs. Il est improbable, imprévisible, absurde, tragique… Ce qui m’intéresse, en tant qu’autrice, c’est d’ouvrir mon champ de vision à des expériences qui étendent ma compréhension du réel.
Comment se structure, en termes de production, une pièce puis une tournée avec ces six actrices non-professionnelles ?
Lola Arias : C’est le projet le plus difficile de ma carrière. Il a demandé beaucoup de moyens. Pas seulement pour financer l’artistique, mais aussi pour des besoins spécifiques inhérents au projet. J’ai dû contacter des avocats pour faire les papiers nécessaires à l’obtention de visas pour les filles, engager des travailleurs sociaux pour régler des problèmes basiques de subsistance, trouver des babysitters parce que l’une des interprètes est mère célibataire d’un bébé de trois mois, embaucher des psychiatres pour traiter les problèmes d’une autre d’entre elles. Il a fallu leur ouvrir des comptes bancaires pour qu’elles aient une assurance maladie, ce qu’elles n’avaient jamais eu… Tout simplement, faire ce travail de réinsertion pour des personnes qui étaient complètement en marge de la société. Ce travail a mobilisé beaucoup de monde — nous sommes vingt-cinq sur le projet.
En outre, en Allemagne, je n’ai pas de conventionnement étatique pour ma compagnie. Il a donc fallu passer beaucoup de temps à chercher des producteurs — vingt-deux au total — et que chacun des théâtres européens mette de l’argent pour cette pièce créée en Argentine, où il n’y a pas d’argent pour l’art, au moment le pire de l’histoire du pays depuis la dictature. Désormais, ces personnes sont employées sur la pièce avec un salaire mensuel fixe, et ce depuis plusieurs mois. C’est impossible de l’imaginer d’une autre manière, tant l’investissement est grand pour elles. Aujourd’hui, j’ai réglé tout ce qu’il fallait pour que la pièce soit montée. Elle a eu de bonnes répercussions en Argentine, maintenant nous allons parcourir les festivals, en espérant que nous rentrerons dans nos frais.
Il y a une part de coproduction argentine. Dans quelques années, quelques mois, cela sera-t-il encore imaginable ?
Lola Arias : Tous les artistes argentins sont aujourd’hui dans un situation désespérante. Ils sont en train de fermer l’institut de cinéma, ils ont coupé les fonds de l’université publique et de la recherche. Les artistes ont été une cible du gouvernement, lequel a attaqué toutes les institutions qui finançaient l’art. c’est très préoccupant, pour l’art et pour la vie en général.
Quand on montre sur scène des personnes en situation de marginalité, pour un public qui est a priori en grande partie étranger aux expériences qu’ont vécu ces femmes, comment s’assure-t-on de ne pas tomber dans un regard voyeuriste, dans une forme d’exploitation ?
Lola Arias : Depuis que j’ai commencé à faire du théâtre documentaire, on me pose cette question. Qu’il s’agisse de détenus, de vétérans ou d’enfants de disparus. L’exploitation, la manipulation… Cette question se base sur l’idée que l’on ne pourrait travailler qu’avec des gens pareils à soi-même. Selon cette consigne, on ne pourrait alors travailler qu’avec des gens venus de la même classe sociale, du même parcours, du même pays, et à chaque fois qu’il y aurait de la distance, il y aurait de l’exploitation. Il ne s’agit pas de nier l’inégalité de fait qui existe entre la position que j’occupe en tant qu’artiste d’une certaine classe, avec un certain parcours, vivant en Europe, et elles. C’est indéniable et réel. Mais je pense que mes œuvres parlent pour elles-mêmes. Ce que je fais se construit sur certains accords de confidentialité, de confiance, et au gré d’un regard qui donne à la distribution un sentiment de communauté. Je crois que la façon dont je travaille se voit dans l’œuvre elle-même.
Pourquoi avez-vous choisi ce format musical ?
Lola Arias : Le musical a toujours raconté la marginalité d’une manière romantique et esthétisée, avec des acteurs, des danseurs et des chanteurs virtuoses. Je trouvais de la valeur dans le fait de rendre cette esthétique de la marginalité à celles et ceux qui en ont fait l’expérience. D’un côté, il y a ce geste politique de réappropriation. De l’autre, il y a quelque chose à voir avec le travail que j’ai mené à l’intérieur de la prison. La première chose que j’ai découverte, c’est la place qu’y occupe la musique. Les détenus chantent, et même si ça paraît invraisemblable, dansent à l’intérieur de la prison. Deux des protagonistes du film et de la pièce avaient un groupe de rock dans la prison, et avaient transformé leur cellule en salle de répétition. Une partie du spectacle s’est basée sur cette histoire.
La quête de votre théâtre consiste-t-elle à poétiser le réel ?
Lola Arias : Il ne s’agit pas de poétiser le réel dans le sens où l’on exercerait sur lui une opération destinée à le transformer en autre chose. Il s’agit d’ouvrir les oreilles pour bien écouter la poésie contenue dans les choses.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Los días afuera de Lola Arias
Festival d’Avignon
Opéra Grand Avignon
Place de l’Horloge, 84000 Avignon
Du 4 au 10 juillet 2024
Durée 1h45
Conception, texte et mise en scène Lola Arias
Dramaturgie Bibiana Mendes
Collaboration artistique Alan Pauls
Traduction pour le surtitrage Alan Pauls (français), Daniel Tunnard (anglais)
Scénographie et décors Mariana Tirantte
Chorégraphie Andrea Servera
Musique Ulises Conti, Inés Copertino, Augustin Della Croce
Lumière David Seldes
Vidéo Martin Borini
Costumes Andy Piffer
Assistanat à la mise en scène Pablo Arias Garcia
Régie générale David Seldes
Régie vidéo Martin Borini
Régie son Ernesto Fara
Montage de la production et des tournées Lison Bellanger, Emmanuelle Ossena (EPOC productions)
Direction de tournée Lucila Piffer
Administration et production Mara Martinez (Lola Arias Company)
Production Luz Algranti, Sofia Medici
Production technique Ezequiel Paredes
Assistanat réalisation décor Lara Stilstein
Assistanat réalisateur CTBA Julián Castro, Florencia Galano
Assistanat de production Juan Manuel Zuluaga Bolívar
Assistanat à la scénographie Lara Stilstain
Assistanat à la régie générale Facundo David
Casting Tálata Rodríguez (GEMA films)
Conseil juridique Felix Helou
Travail social Soledad Ballesteros
Avec Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Estefania Hardcastle, Noelia Perez, Ignacio Rodriguez
et Inés Copertino (musicienne)