Les défis d’écriture soulevés par Imre Kertész dans ses livres se redoublent d’autres enjeux lorsqu’il faut les passer à la scène. C’est que l’auteur hongrois n’a cessé de marteler que l’écriture est sa propre chose en soi, qu’elle ne saurait pas se mêler avec la vie. « L’écriture est quelque chose de non-vivant qui a ses propres règles et lois […] l’essentiel, c’est de ne pas confondre l’écriture ou, si on veut, un personnage sur le papier, avec une personne vivante », disait l’auteur en 2003. De là, l’incarnation théâtrale a tout d’une gageure.
Prix Nobel de littérature en 2002, Kertész fait partie de ces auteurs du XXe siècle qui ont vécu la déportation et se sont attachés, ensuite, à essayer de l’écrire. En 1975, trente ans après la guerre, il publie Être sans destin, « fiction », insistait-il, d’un enfant de quatorze ans nommé György Koves jeté dans l’indicible des camps. Encore trois décennies plus tard, Dossier K voyait l’auteur revenir sur cette œuvre maîtresse au long d’un entretien fleuve. C’est de ces livres et de deux autres — Le Refus et Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas — que Margaux Eskenazi s’est emparée pour entamer une série sur la judéité, nouant dans ce premier opus intitulé Kaddish, mémoires une réflexion extrêmement dense qui, avec l’auteur, embrasse l’avant et l’après de la déportation, le trou noir laissé, dans la mémoire, par celle-ci, et ses sédiments dans la Hongrie d’après-guerre.
Télescopage
Gravitant par-dessus les textes, il y a Eskenazi elle-même, incarnée au plateau par Élise de Gaudemaris comme un double quand on ne l’entend pas, dans une voix-off parcimonieuse, distiller quelques bribes du journal de bord de création. S’y donne à entendre une metteuse en scène travaillée par une question, l’une des plus larges d’entre toutes, celle de la judéité — une religion ? une culture ? une identité ? — et qui pense en temps réel son approche de Kertész.
Ce faisant, Kaddish, mémoires télescope trois strates : la fiction de György Koves, le moment d’autoanalyse de son œuvre par l’auteur, et la réflexion de l’artiste et sa troupe au moment de porter les écrits à la scène, avec la guerre à Gaza en arrière-plan. « Y’a trois choses à raconter : l’insouciance du narrateur en question, Kertesz qui n’arrive pas à écrire, ou l’horreur que nous, on connaît a posteriori », résume un personnage alors que la lumière éclaire tout le plateau, transformant l’espace hiérarchisé de la représentation en un champ ouvert à la réflexion.
On passe donc du bureau de Kertész à quelques-uns des espaces traversés par l’adolescent du roman, jusqu’au plateau remobilisé dans sa présence concrète. Dans ces aller-retours entre différents « cadrages », la mise en scène ne se perd pas, pas plus qu’elle ne se laisse avoir par le risque d’une sécheresse théorique. À l’inverse, Margaux Eskenazi revitalise constamment sa recherche au point de faire de ses moments les plus réflexifs le cœur battant de la mise en scène (tel qu’une Adeline Rosenstein en a fait sa méthode) alors qu’elle s’était trop appesantie, dans un premier temps, sur les scènes d’Être sans destin qui précèdent la déportation, livrées sans la force et le vertige du livre.
Remplir le vide
Puisqu’il n’y a plus d’expérience subjective dans les camps, alors il faut peut-être éclater cette représentation, la tuyauter dans plusieurs corps qui, tour à tour, feront vriller toute tentative d’identification, en faisant primer l’idée du personnage sur le personnage lui-même. Koves et Kertész comme des costumes que peuvent endosser plusieurs comédiens tour à tour, étant donné que les enjeux ne se situent pas dans le caractère de l’un ou de l’autre mais davantage dans le dialogue qui unit les deux. C’est à cela que s’attèlent, avec un engagement certain, les douze comédiens de la Belle Troupe des Amandiers, figurant la mémoire de la Shoah comme un chantier nécessairement vivant et collectif, non sans remuer une certaine émotion.
Eskenazi ose ici beaucoup, distillant beaucoup d’humour tout du long, allant jusqu’à tirer son spectacle vers le chorégraphique et le musical (Malik Soarès joue de la guitare live). Théoriquement décentrée voire borderline, cette propension au remplissage tombe étrangement juste en tant que révélateur d’un manque, d’un vide sous-jacent dans la représentation de l’horreur. Et elle n’empêche à la metteuse en scène de traduire avec une grande clarté la touffeur philosophique et politique de son corpus (l’œuvre de Kertész dialogue avec d’autres penseurs : Primo Levi, Claude Lanzmann, Aimé Césaire), exposant ses résonances actuelles sans trop les surligner. Elle signe ainsi avec Kaddish, mémoires une réflexion captivante, de celles que l’on cherche souvent au théâtre.
Samuel Gleyze-Esteban
Kaddish, mémoires de Margaux Eskenazi d’après les œuvres d’Imre Kertész
Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN
7 Avenue Pablo Picasso, Nanterre
Du 18 au 22 juin 2024
Durée 2h30 avec entracte
Ecriture et mise en scène Margaux Eskenazi
Avec les comédien.ne.s de La Belle Troupe Rosa-Victoire Boutterin, Jules Chagachbanian, Lawrence Davis, Elise de Gaudemaris, Raphaëlle de la Bouillerie, Jeanne Fuchs, Axel Godard, Gabriel Gozlan-Hagendorf,
Emmanuel Pic, Nawoile Saïd-Moulidi, Paul Thouret, Myrthe Vermeulen
et Malik Soarès
Direction musicale, composition et interprétation Malik Soarès
Scénographie & Costumes Sarah Barzic et Loïse Beauseigneur
Dramaturgie Guillaume Clayssen
Conseiller historique Nicolas Morzelle
Création lumières Marine Flores
Assistanat à la mise en scène Siloë Saint-Pierre
Stagiaire costumes Lilas Daoussi