Carole Thibaut © Heloise Faure
Carole Thibaut © Heloise Faure

Carole Thibaut, un théâtre humain, féministe et engagé

Autrice et metteuse en scène à la tête du théâtre des Îlets - CDN de Montluçon, l’artiste lorraine n’a ni sa langue, ni son talent dans sa poche. Après avoir créé cette année "Ex Machina", elle prendra la route le 8 juin pour présenter en itinérance, "Long développement d’un bref entretien" d’après l’autrice néerlandaise Magne Van Den Berg.

 Née en Lorraine dans une famille qui n’était pas liée à la culture, Carole Thibaut, comme beaucoup de ses camarades de jeu, découvre le théâtre au collège. Grande lectrice, cette brune à la peau diaphane se passionne pour cette discipline. « Cela me permettait de pouvoir dire les mots que j’avais tant de plaisir à lire. » En parallèle de ses études, elle continue à faire du théâtre en amateure, puis suit les formations dispensées par le conservatoire de Dijon et le CDN de Bourgogne. Boulimique, elle s’inscrit à tous les stages, les ateliers. À dix-sept ans, elle commence à travailler dans des compagnies professionnelles. « J’avais à cette époque, une obsession, monter une troupe pour vivre une aventure collective. N’ayant pas réussi à fédérer d’autres artistes autour de mon projet, je suis monté à Paris. »

Ex Machina de Carole Thibaut © Héloïse Faure
Ex Machina de Carole Thibaut © Héloïse Faure

Jeune, la tête pleine de rêves et d’envies, Carole Thibaut enchaîne les aventures au gré du hasard et les petits boulots pour vivre. Rien de très satisfaisant. Après quelques expériences infructueuses, elle tente le concours de la rue Blanche — l’ENSATT, délocalisée en 1997 à Lyon —, qu’elle réussit. « J’y ai passé deux années incroyables. J’ai découvert là que j’aimais la direction d’acteur. Avec le recul, je dirais que c’est à ce moment qu’est né mon désir de mettre en scène, mais je n’avais pas encore la capacité de nommer cette appétence. » Dans la foulée, elle crée sa compagnie, Sambre, et monte Caligula de Camus, une pièce qui lui tient à cœur depuis longtemps. « J’avais ce rêve singulier d’incarner cet empereur romain devenu fou. Ne pouvant, à l’époque, imaginer le jouer, j’ai voulu le mettre en scène. »

En parallèle de cette première création, elle apprend que la ville de Saint-Gratien dans le Val-d’Oise cherche une compagnie en résidence pour animer des ateliers. Elle postule, son dossier est accepté. « Il y avait tout à reconstruire. Le lieu n’avait pas de programmation régulière ni de réel fonctionnement. J’ai donc monté un plan de relance, le moins coûteux possible. C’était difficile, mais quelle aventure ! On était trois femmes, embauchées à moitié sur le théâtre et sur la compagnie. On s’occupait de tout, de la programmation, de la communication, de l’accueil du public, des actions, de l’intendance et de tout le reste. On s’est clairement épuisées, mais c’était passionnant d’aller à la rencontre du public, d’aller dans les quartiers, de faire le pont entre le centre-ville bourgeois et les cités. Cela m’a amenée à penser fondamentalement le rôle et la place du théâtre et à l’expérimenter concrètement avec peu de moyens. »

En 2000, la politique culturelle de la ville se durcit. L’artiste quitte l’aventure. Juste après elle est accueillie en résidence comme artiste associée à la direction de l’espace Germinal de Fosses, dans le nord Val-d’Oise. « Il y avait plein de choses à construire avec les autres villes voisines, comme Villiers-le-Bel, Garges ou Sarcelles. C’était passionnant de mailler un réseau culture, de penser des créations en lien direct avec des structures sociales et des habitants. Dépasser les carcans, sortir de sa zone de confort, de ses référents, pour aller à la rencontre de l’autre, pour moi c’est cela faire théâtre. Si tu ne fais pas ça, tu ne parles que de toi et d’un endroit déconnecté du monde et de la réalité qui t’entoure. » 

Passionnée, s’intéressant notamment à la place de la femme dans nos sociétés, elle va à la rencontre de leur réalité sociale et culturelle, de toutes ces vies humaines. « Il y une chose qui m’exaspère par-dessus tout, c’est cette certitude que l’on peut éduquer le peuple par la culture sans s’intéresser aux personnes et aux vies. Ça ne marche pas ainsi. Seuls le partage et l’échange peuvent créer les conditions d’une rencontre artistique singulière. »

La petite fille qui disait non de Carole Thibaut © Thierry Laporte
La Petite Fille qui disait non de Carole Thibaut © Thierry Laporte

Alors que sa compagnie est conventionnée par la Drac île-de-France, Carole Thibaut ne tourne que peu dans les institutions théâtrales régionales et le réseau national. « À l’époque, mon travail était cantonné en banlieue ou en zone rurale, en lien avec des structures sociales et des communes. Il y avait les artistes qui faisaient “œuvre d’art” et les autres qui faisaient “du social”. Je faisais partie de ceux-là. C’était très cloisonné. Et puis j’étais une femme, et à l’époque les femmes metteuses en scène étaient absentes des grandes scènes et de la plupart des programmations. Et enfin je préférais ne pas avoir à affronter le regard condescendant, voire pire, des hommes directeurs. »

À partir de 2009 tout change, quand elle monte au théâtre de la Tempête L’Enfant : drame rural, pièce qu’elle a écrite et qui lui offre une belle visibilité. Les institutions commencent à s’intéresser à son travail. Même si elle reste vigilante à garder son indépendance, elle entre dans différents réseaux, notamment grâce à des coproductions. « J’ai toujours eu du mal avec les questions d’autorité, de hiérarchie, mais aussi, plus intimement, à me sentir légitime. Il m’a fallu du temps par exemple pour me sentir assez légitime pour m’emparer de mes propres textes et les monter. »

À plates coutures / Les ouvrières lejaby de Carole Thibaut, mise en scène de Claudine Van Beneden © Xavier Cantat
À plates coutures / Les ouvrières Lejaby de Carole Thibaut, mise en scène de Claudine Van Beneden © Xavier Cantat

Autrice, metteuse en scène, comédienne, Carole Thibaut s’intéresse à l’intime, à ce qui constitue les gens autour. Après avoir mis en scène et parfois adapté textes classiques et contemporains, l’écriture devient essentielle dans son travail de scène. À l’écoute du pouls du monde, elle aime les histoires qui mettent l’individu à l’épreuve du collectif.  Ses pièces explorent notamment des faits de société, comme quand elle plonge en 2016 dans le récit du combat des ouvrières Lejaby, ou questionne un état du monde.

Cherchant à comprendre ce qui lui échappe, elle aime à creuser en profondeur ses sujets. C’est le cas en 2013, avec Monkey Money, un spectacle autour de la crise économique que le monde prend de plein fouet. « C’était le point départ, mais comme souvent, d’autres sujets plus personnels sont venus nourrir ma réflexion et mon écriture. Je crois qu’en tant qu’artistes, nous sommes mus par des nécessités intimes. La question du lien puissant, indissociable, entre nos destinées intimes et les mouvements du monde traverse toute mon écriture. Le théâtre est politique parce qu’il met en jeu de façon inextricable l’intime et le collectif. »

Dans sa dernière création, Ex Machina, créée en novembre dernier au théâtre des Îlets à Montluçon, Carole Thibaut plonge dans ses questionnements les plus profonds, ses doutes, son rapport au pouvoir.  « Même si le texte est une sorte d’auto-fiction très… fictionnée, je n’ai jamais eu autant l’impression de me mettre à nu. C’est viscéral, comme si je me retournais la peau. Dans ce spectacle je me sers de moi-même comme sujet d’expérience. Et cela met en jeu des forces qui débordent la construction rationnelle. »

Évoquant notamment la manière dont les femmes abordent le pouvoir, la manière dont elles se conforment à ce qu’on attend d’elles en intégrant la caste dominante, elle s’interroge sur leur capacité à se taire, à se trahir aussi. « C’est une réalité que nous expérimentons toutes et tous, à quelques niveaux qu’on soit dans la hiérarchie sociale : nous sommes en constant mouvement sur l’échelle de la domination, nous oscillons toujours entre positions dominantes et positions dominées, et la plupart du temps les deux à la fois, c’est structurel. Mais certains sont tout en haut de l’échelle et d’autres en bas…. Avec Ex Machina, je donne de grands coups de pied dans cette fourmilière dont je suis, comme tout le monde, partie prenante. Le plus grand danger est d’oublier qu’on en fait partie. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas la secouer. »

théâtre des îlets - CDN de Montluçon © Cécile Dureux
Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon © Cécile Dureux

Directrice d’un des CDN le plus petitement dotés, Carole Thibaut se retrousse les manches, ne cesse de porter haut son engagement féministe, social, et poursuit la mission du lieu dont elle a la charge. S’adapter, inventer, mutualiser, aller à la rencontre des habitants est son lot quotidien. « Le théâtre est un lieu de dialogue, un espace où il est possible de confronter des idées, des esthétismes, des regards singuliers sur le monde. Il est important de partager avec les publics des univers artistiques multiples, des formes extrêmement variées. Dans mon rôle de directrice, je cherche toujours à réfléchir et à agir en tant qu’artiste, jusque dans la programmation, à provoquer l’échange, la curiosité. »

Chaleureuse, l’ambiance du théâtre des Îlets se veut un cocon, un endroit où le public a envie de rester, de discuter après le spectacle. « C’est aussi une des raisons pour lesquelles, en plus du fait que le CDN de Montluçon est plutôt enclavé, nous faisons en sorte de suivre les artistes, de les soutenir au long cours, dans le développement de leurs oeuvres. C’est notamment le cas avec Guillaume Cayet, Charlotte Lagrange, Jacques Descorde, Vanasay Khamphommala ou Elsa Granat. Des artistes avec lesquels j’ai pris le temps d’échanger longuement. Et ce n’est pas un hasard, si tous sont à la fois metteur en scène et auteur, car la question de l’écriture textuelle et de l’écriture scénique est pour moi passionnante. Elle porte puissamment la question du théâtre et de la création. »

Alors que dans quelques jours, Long développement d’un bref entretien prendra la route dans les alentours de Montluçon, Carole Thibaut prépare déjà sa prochaine saison. En parallèle des tournées d’Ex Machina et de sa grande fresque intime et politique Un siècle, elle pense déjà à son futur spectacle autour de la figure de Barbe bleue. Une œuvre qui pourrait être diptyque nous donnant à plonger tour à tour dans le regard des enfants et dans celui des adultes autour d’une même réalité teintée de conte. 

 
 

Théâtre des îlets – CDN de Montluçon
27 Rue des Faucheroux
03100 Montluçon

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