Que représente le théâtre de la Bastille pour vous ?
Claire Dupont : Sans mauvais jeu de mots, je dirais le génie du lieu. Il y a dans l’âme de ce théâtre quelque chose de particulier et de singulier, que je trouve fascinant. Je crois, en tout cas pour moi c’est essentiel, que quand on postule à la direction d’une institution culturelle, il faut se sentir appelé, écouter et comprendre ce que l’endroit raconte. Nous sommes des passeurs, des passeuses, nous sommes là un temps, et puis un ou autre prend notre place. Ce qui habite les murs, les couloirs, les coulisses, les plateaux, nous dépasse. Cela fait maintenant un an que je suis ici, et ce qui me frappe le plus, c’est à quel point ce lieu a se réinventer. Durant trente-trois ans, Jean-Marie Hordé et Géraldine Chaillou, à qui je succède, ont porté et rêvé ce lieu. Je pensais que je mettrais plus de temps à mettre en place le projet qui me tenait à cœur. En fait, tout s’est réalisé très rapidement, notamment parce que l’équipe, vraiment exceptionnelle, a su accompagner ce désir de changement. Être au cœur de Paris fait du théâtre de la Bastille un lieu suivi, vivant. Sa taille humaine le rend accessible. Le rapport entre artistes et public est simple et crée une effervescence stimulante.
Comment apprivoise-t-on un lieu comme celui-là, chargé d’histoire ?
Claire Dupont : Quand j’ai écrit mon projet, j’ai toujours eu en tête les fondements de cette institution, hyper identifiée dans Paris. C’était d’autant plus évident qu’ils correspondaient à ce que j’avais toujours cherché dans ce métier : des fidélités, un éclectisme des formes, une appétence certaine pour la découverte et un choix assumé pour de longues séries. Mon idée a été de garder cette force, et de l’étayer avec ce qui m’anime. Je viens de la production, il était donc primordial que les artistes habitent cette maison, la fasse vivre. C’est de là qu’est née l’idée de parlement artistique. Je l’ai imaginé de telle façon qu’il reflète les trois piliers qui sont l’essence du théâtre de la Bastille : l’écriture contemporaine avec Gurshad Shaheman, la danse, avec Betty Tchomanga et l’ouverture sur l’ailleurs, avec Agnés Mateus et Quim Tarrida, des performeurs catalans. Et puis je souhaitais aussi donner, en accord avec nos quatre artistes associés, une couleur plus politique à la programmation. Aujourd’hui, il y a une nécessité à emboîter le pas des artistes qui ont une vraie vision de la société et qui chahutent le monde d’aujourd’hui.
Vous venez d’évoquer le parlement artistique. Il y a chez vous une volonté de travailler de manière collective…
Claire Dupont : C’est clairement très important. J’aime les notions de faire ensemble et de faire avec. Je crois sincèrement que la hiérarchisation très marquée, qui a pu être très forte dans ces structures, est dommageable à nos maisons. Un lieu ne peut se résumer à une seule personne. Ce sont souvent des aventures collectives. Bien sûr, lorsque j’arrive avec un projet, c’est à moi de l’incarner, mais sans négliger les équipes déjà en place. Celles-ci sont les garantes de la continuité d’un établissement. Il est essentiel de les associer à une vision, de faire des ponts entre les artistes, la direction, la technique et l’administration. Tous, à leur endroit, font que le théâtre vit et vibre. Par ailleurs, m’entourer d’artistes m’est essentiel. Les dialogues que nous avons ensemble m’obligent à voir par d’autres prismes, à réfléchir autrement.
J’ai aussi souhaité, que Victor Roussel, qui était conseiller artistique du temps de Jean-Marie Hordé, conserve son poste et m’accompagne sur la programmation. C’est en croisant nos regards, nos points de vue, que la saison s’est construite. Sans oublier l’aide précieuse de l’artiste pilote. Chaque année, nous proposons à un des quatre membres du parlement artistique d’ouvrir la saison et d’imaginer avec nous la programmation. Pour la saison 24-25, nous serons épaulés par Gurshad Shaheman. Dans le cadre du Festival d’Automne, il présentera en septembre Sur tes traces, pièce qu’il vient tout juste de créer au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles. Poursuivant sa quête identitaire, il propose, en collaboration avec Dany Boudreault, un portrait croisé sous forme de performance. De fait, les identités performées seront au cœur de la programmation pour la saison prochaine. Sous son impulsion, nous accueillerons deux spectacles très différents, The Love Behind My Eyes d’Ali Chahrour et La Grande Remontée de Pau Simon. Deux œuvres engagées, où il est autant question de fouiller dans des histoires familiales, de tisser des récits de vie, que de partir en quête d’identité, qu’elle soit politique, culturelle ou de genre.
Cela fait maintenant un an que vous êtes en poste. Quelles sont vos impressions ?
Claire Dupont : D’abord, j’ai l’impression que la transition s’est faite en douceur. D’une part parce que toute la première partie de la saison a été concoctée par Victor Roussel, qui m’a permis de retrouver avec bonheur des artistes tels que Simon Gauchet ou Amir Reza Koohestani. D’autre part parce qu’il y a des évidences, des résonances dans nos goûts, dans nos choix. Puis le public a été là, même sur des propositions très insolites comme Showgirl de Marlène Saldana et Jonathan Drillet. Cela a été très agréable à vivre de l’intérieur.
Comment avez-vous construit cette nouvelle saison ?
Claire Dupont : Programmer, donner une identité à un lieu, c’est un travail de longue haleine, qui demande de l’investissement, d’aller voir les artistes, d’échanger avec eux. C’est aussi une histoire de fidélité. Par exemple, je suis très contente d’accueillir Vaisseau familles, la future création du Collectif Marthe. Je les suis depuis leurs débuts en 2018. Quand elles sont venues me présenter leur nouveau projet qui questionne la famille nucléaire et tente de brosser le portrait des nouvelles familles d’aujourd’hui, j’ai tout de suite senti qu’il y avait une logique avec la saison que nous souhaitions construire. Par ailleurs, je souhaitais que l’on poursuive le mélange des publics. Que d’un côté on puisse présenter des artistes établis comme Carole Thibaut, et de l’autre montrer le travail de jeunes créateurs comme Maurin Ollès. Enfin qu’il y ait un vrai éclectisme des formes et que la performance soit présente. C’est d’ailleurs dans ce contexte-là que nous présentons Cécile de Marion Duval, qui est un spectacle incroyable, du théâtre à l’état pur.
Qu’est-ce qui vous tient à cœur ?
Claire Dupont : Je m’intéresse beaucoup au cycle de vie des artistes et des spectacles. Quand nous avons commencé à poser la saison avec Victor, c’est tout naturellement que nous avons regardé du côté des créations, qui font partie de nos missions, mais nous avons pensé la diffusion avec autant d’intérêt. Il nous a semblé que c’était notre rôle de venir soutenir des projets qui nous tenaient à cœur et qui n’avaient pas forcément eu la vie à laquelle ils auraient pu prétendre. Nous avons été très attentifs à l’équilibre entre les formes et les durées. Il était de en outre important, essentiel même, pour moi de garder l’idée de la série. Parce que je crois dans la vertu du temps, à la fois dans l’accompagnement, mais aussi dans la diffusion.
Quelles sont les créations à venir ?
Claire Dupont : Après Sur tes traces de Gurshad Shaheman, nous accueillons les premières parisiennes de Portrait de l’artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78) de Davide Carnevali avec Marcial Di Fonzo Bo. Nous allons aussi présenter Histoire(s) décoloniale(s) de notre chorégraphe associée, Betty Tchomanga, dans ses deux versions, hors-les-murs et en salle. Nous aurons aussi les premières françaises de Haribo Kimchi de Jaha Koo. Et notre duo associé, Agnés Mateus et Quim Tarrida, questionnera de manière très décalée son identité nationale dans Patatas fritas falsas.
Quels sont les autres temps forts ?
Claire Dupont : Nous allons poursuivre le projet participatif qui se fait avec les habitants du quartier. Le travail mené cette année par Agathe Charnet autour des mémoires féministes et queer du 11e arrondissement a été vraiment passionnant. J’ai également invité Marcos Caramés-Blanco, qui explore dans ses œuvres les identités à la marge, à écrire un texte autour des enfances queer. Pour cette commande spécifique, il va notamment collaborer avec Lucas Faulong, un comédien qui est l’un de ses compagnons de route et qui, dans sa vie, a traversé intimement ces questions. L’objet sera un solo performé que nous donnerons en fin de saison. Je souhaite développer, les spectacles performances, singuliers et hors-normes. En début de saison, à l’occasion de notre premier samedi “Écho du monde”, nous présenterons dans un bar du quartier Je te chante une chanson toute nue en échange d’un verre de Vanasay Khamphommala. Un moment unique, avec une artiste incroyable et virtuose. Cela donne le ton du Bastille que je porte !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Très bel entretien, merci!