Weathering, Faye Driscoll © Benjamin Boar
"Weathering" de Faye Driscoll © Benjamin Boar

Kunstenfestivaldesarts : après nous, le déluge ?

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Faye Driscoll, Kwame Boafo et bien d'autres encore étaient au rendez-vous du Kunstenfestivaldesarts 2024, reflétant un monde en alerte, mais pas mortifère pour autant.

En mai à Bruxelles, on ne sait plus quelle langue parler. Non seulement les communautés néerlandophone et francophone se partagent la ville à l’année, mais le Kunsten transforme la capitale en carrefour du monde trois semaines durant. L’anglais, l’arabe, l’espagnol, le lingala, le japonais ou le portugais s’invitent sur scène et dans les rues. Tous les ans, le festival dirigé par Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi permet de prendre, souvent en exclusivité, des nouvelles de la création internationale.

C’est sans doute un symptôme de l’état de nos imaginaires : certaines des pièces les plus intéressantes de cette édition avait en commun de mettre en scène ses interprètes comme des rescapés sur un radeau existentiel, indéfini mais universel. Ainsi du monde contenu dans le « nid » de Nest, pièce montée par Chagaldak Zamirbekov du collectif kirghize Theater 705, ainsi des figures burlesques de Weathering, pièce réjouissante de l’Américaine Faye Driscoll, réunissant dix interprètes sur un grand matelas carré que deux régisseurs commenceront à faire tourner lentement, puis plus rapidement, avant que la distribution, la régie et la chorégraphe elle-même se mélangent autour de l’agrès tourbillonnant.

Avant, il y aura eu de longues minutes d’immobilité et la naissance très progressive du mouvement, faisant de Weathering, dans le cadre du festival, une cousine d’On Stage de Maria Hassabi, laquelle performance jouait aussi, jusque dans les costumes, d’une décomposition de la banalité par l’extrême ralentissement. Tous différents, les dix interprètes magnifiques de Driscoll forment eux aussi un monde miniature, et dans ce Radeau de la méduse dopé à une énergie arty, le déluge s’abattant sur les humains devient la porte ouverte à un chaos hédoniste, sensuel et génial toutes fringues tombées.

Treshold, Kwame Boafo © Louka Van Roy/RHoK
« Treshold » de Kwame Boafo © Louka Van Roy/RHoK

Si les préoccupations apocalyptiques du présent semblent inciter Weathering à convoquer l’imagier de la survie en temps sombres, un esprit seventies s’y égaye également. Comme une renaissance naïve des performances nues d’après la révolution sexuelle, ou la redécouverte, pour les naufragés d’aujourd’hui, d’un esprit libertaire depuis longtemps contrarié. On n’aura pas vu We do not comfortably contemplate the sexuality of our mothers de Carolina Bianchi et Carolina Mendoça, lesquelles, dans une des conférences dont elles ont le secret, plongeaient dans l’œuvre d’une figure dont on ne dira jamais assez l’influence sur le contemporain, Chantal Akerman. Mais cet hommage suggère, lui aussi, que les avant-gardes du vingtième siècle ont encore beaucoup à nous dire.

À côté, certaines propositions décevantes s’inscrivent dans un présent esthétique dont elles semblaient ne pas savoir quoi faire, ou que dire. C’est le cas de Clara Furey, dont l’UNARMOURED apparaît embarrassé d’influences esthétiques rebattues dans lesquelles l’artiste canadienne peine à imposer un geste chorégraphique un tant soit peu remarquable. Le cas, aussi, de Toshiki Okada, dont la pièce The Window of Spaceship ‘In-Between’, déjà barrée par un décor qui empêche ne serait-ce que de voir correctement le visage des interprètes, ressemble à une farce politico-technologique dévitalisée aux vagues accents beckettiens dont l’attitude nonchalante et ironique semble finalement très convenue, et vide d’enjeux.

Le Kunsten aura prouvé combien la catastrophe, réelle ou suggérée, nourrit les imaginaires d’artistes. Anne Teresa de Keersmaeker, après avoir battu la Tempête, fait, avec son complice et ancien élève de P.A.R.T.S, Radouan Mriziga, une parabole climatologique des Quatre Saisons de Vivaldi. Ces saisons quelque peu déréglées donnent une création mineure mais traversée de moments de grâce (génial duo de Lav Crnčević et José Paulo Dos Santos). Nelson Makengo, dans ‌Tongo Saa (Rising up at night), plonge dans l’obscurité apocalyptique d’un quartier de Kinshasa soudain dénué d’électricité et rendu futuriste par la froideur des lampes de poche (le documentaire, fascinant, était proposé dans un format de « cinéma augmenté » sans intérêt).

Dans Treshold, Kwame Boafo imagine, lui, la figure après les ruines. Présenté dans l’étrange bâtiment des arts et métiers, l’artiste ghanéen inventait une SF décatie où l’humain s’hybridait à des artefacts cronenbergiens de mécanique automobile dans un geste performatif à fleur de peau (plus ou moins littéralement), aussi fragile que sensible. Son personnage, muet mais caractérisé, serait la créature spéculative de l’ordre économique du monde et de ses flux de marchandises : à quelques encâblures du lieu de présentation, le quai de l’industrie voit partir chaque année la majeure partie des voitures exportées vers l’Afrique de l’Ouest.

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige La vertigineuse histoire d'Orthosia © Bea Borgers
« La vertigineuse histoire d’Orthosia » de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige © Bea Borgers

Enfin, La vertigineuse histoire d’Orthosia donne sa forme la plus pure au sous-genre archéologique du théâtre documentaire, sondant les failles du passé à travers l’exploration historique et l’entassement des récits. Au nord du Liban, en 2007, le camp de réfugiés palestiniens de Nahr-el-Bared est bombardé par l’armée libanaise au cours d’un long siège visant les miliciens islamistes du mouvement Fatah al-Islam. À la suite, les opérations de déblayage et déminage révèlent, sous terre, les restes d’une cité oubliée du VIe siècle. Des fouilles sont entamées, passionantes Mais lorsque l’urgence humanitaire exige de reconstruire le camp, un choix s’impose : l’accueil des exilés sur cette terre nécessite d’ajourner les avancées scientifiques historiques promises par le site de fouilles.

Les libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, prix Marcel Duchamp 2017, ont tiré de ce problème un spectacle qui s’inscrit dans le sous-genre archéologique du théâtre documentaire. Les intrications contenues dans ce petit bout de Moyen-Orient s’y exposent de la même façon que les opérations de carottage mettent au jour les strates superposées du temps géologique. Au début de la pièce, Khalil Joreige raconte la naissance de son acrophobie, sa peur du vide, annonçant les vertigineuses hauteurs historiques dans lesquelles se loge le spectacle. Même s’il pourrait, dans l’écriture, tresser encore davantage les différentes pistes qu’il lance tout du long, il offre, dans un festival peuplé de réfugiés symboliques et hanté par la disparition, une image étourdissante des passés enfouis par d’autres déluges mais dont les reliefs sous-tendent notre présent. Il reste une semaine de festival, et d’autres réjouissances sont attendues, du dément RI TE de Marlene Monteiro Freitas et Israel Galván à l’attendue création de Mohamed El Khatib, La vie secrète des vieux. Sans oublier, en clôture de festival, la procession de Lia Rodrigues au cœur de la Zinnekeparade.


Kunstenfestivaldesarts
Bruxelles
Du 10 mai au 1er juin 2024

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