Nadine Fuchs et Marco Delgado © Stéphane Millet

Delgado Fuchs, lorgner ou ne pas lorgner

Créée au Grütli, à Genève, "Topeep Secret Box", la dernière livraison du duo suisse, enchaîne des numéros glam et hédonistes derrière des miroirs sans tain. À l'envers du décor, des souvenirs de peep-shows et un certain sens de la séduction.

Quand on les rencontre dans les loges du Grütli, centre d’art genevois, Nadine Fuchs et Marco Delgado émettent un peu de ce charme pétulant qui caractérise beaucoup de leurs spectacles. Elle, de grands yeux de biche sous des boucles dorées, et lui, le visage fin et les sourcils bruns, se complètent physiquement. Leurs ressemblances, ils en ont d’ailleurs beaucoup joué depuis les débuts de la compagnie dans les années 2000, avec des pièces comme Manteau long en laine marine porté sur un pull à encolure détendue avec un pantalon peau de pêche et des chaussures pointues en nubuck rouge. Un duo blond-brun à la David Lynch, érigé en référence. Pas un duo de femmes comme dans Mulholland Drive, certes, mais une paire souvent androgyne sur la scène. Des silhouettes taillées pour le classique, avant la rupture, pour les deux, vers la liberté et l’iconoclasme du contemporain.

Au Grütli, à Genève, les Delgado Fuchs présentent Topeep Secret Box, nouvel opus lui aussi basé sur un principe de séduction. La “boîte secrète” du titre n’est pas métaphorique, elle a été pensée à trois têtes avec le designer lausannois Adrien Rovero. C’est une sorte de rotonde postmoderne, cousine possible d’une œuvre de Bofill, dont les dix-sept faces sont chacune percée d’une alcôve. Derrière leurs rideaux de velours, des cabines individuelles aux miroirs sans tain telles celles des peep-shows, ces numéros érotiques aujourd’hui un peu ringardisés par les camshows d’internet. Chaque spectateur est seul et lorgne vers le spectacle au milieu.

Et quel spectacle ! Les danseurs apparaissent et disparaissent dans l’obscurité, se tournent autour ou jouent seuls, tantôt fashion, tantôt sauvages. Il y a des hybrides d’animaux et une mangeuse de flammes. Par moments, la lumière s’allume dans la cabine, mettant chaque spectateur face à son propre reflet. Une voix suave, dans les casques, commente les poses et les expression de chaque regardeur-regardé. C’est sexy et monstrueux à la fois, ludique et diabolique, sombre, aussi, au sens premier. On n’y voit pas assez bien pour être sûr de ne pas avoir halluciné.

Topeep Secret Box, Delgado Fuchs © Stéphane Millet
Le décor de « Topeep Secret Box » © Stéphane Millet

Parmi toutes les pièces virtuelles et technologiques pensées pendant la pandémie, ce spectacle sans écran fait figure d’exception. « On s’est demandés comment, dans le cadre de la distanciation, on pouvait continuer à faire du live », se souvient Nadine Fuchs. L’idée leur vient alors d’une anecdote de jeunesse qu’ils nous racontent comme un souvenir freudien. À Bruxelles, à l’âge de dix-huit ans, Marco Delgado met pour la première fois le pied dans un peep-show. En entrant dans la cabine, un hublot malencontreusement laissé ouvert le laisse observer un spectacle auquel il n’est pas censé assister : celui d’une danseuse en train de se préparer, ignorant qu’elle est regardée.

Le peep-show et son principe architectural, des cabines uniques trouées d’un miroir sans tain, ont l’avantage de rendre hermétiques l’espace de la performance et celui du public. Cette astuce trouvée pour s’adapter aux contraintes de distanciation a pour effet d’arrimer entièrement la création à son dispositif — une nouveauté dans l’histoire de la compagnie. L’objet, les premiers croquis le décrivaient comme un hybride entre le chapiteau de cirque et la tiny house, mais version velours et vermeil. « On avait envie que ça ait de la gueule, que ce soit un vrai objet de désir », explique Nadine Fuchs. Comme tout bon design, celui-ci est optimisé : seize spectateurs, un plateau, une installation lumière, une entrée dissimulée pour les artistes, tout cela contenu dans un format réduit et léger. De quoi imaginer des déclinaisons du spectacle hors des théâtres, par exemple.

Dans la palette imaginaire, il y a également les souvenirs que Marco Delgado a gardés de ses années à danser, la nuit, dans les clubs de strip-tease de Bruxelles. La référence à Paris, Texas se surimprime au projet comme le visage d’Harry Dean Stanton sur la vitre de la cabine où, dans le film, Nastassja Kinski attend. Wim Wenders puis David Lynch, donc, évidemment : dans la pièce transparaît l’image des cabarets plus ou moins licites de Twin Peaks, Blue Velvet ou Mulholland Drive, mais aussi les reflets et les ombres dévorantes de Lost Highway et Inland Empire. Avec, c’est toute une politique du regard qui est charriée : « On voulait détourner les attentes liées à cet univers très marqué, perturber la relation entre les regardeurs et les regardés pour qu’elle ne soit pas unilatérale », développe Rosine Bey, collaboratrice du collectif.

« C’était une période où il fallait constamment se motiver à faire des numéros, à faire ces changements rapides de costumes », se remémore le danseur cinquantenaire à propos de ses années travaillées dans la revue pour payer ses études au conservatoire. C’est en regardant un documentaire sur le dernier peep-show zurichois que ces envies et ces références terminent de se nouer en nouvelle création. En émerge une dramaturgie faite de numéros successifs, davantage consacrée à faire briller, même sous lumière basse, des personnalités d’interprètes que de construire une narration.

Topeep Secret Box, Delgado Fuchs © Stéphane Millet
Lalla Morte dans « Topeep Secret Box » © Stéphane Millet

Parmi ces personnalités, il y a les danseuses Alexia Cascario et Natalia Pieczuro, ainsi que la fakir Lalla Morte. Si l’on distingue mal leurs visages (sauf celui de la troisième, éclairé par le feu), chacune exhibe dans la boîte une manière différente de bouger, de se mettre en scène, d’imaginer son numéro. « Les filles ont déjà un univers assez fort. On n’a pas voulu leur faire reproduire telles quelles les choses qu’elles font déjà ailleurs, mais plutôt de partir des objets qu’elles utilisent dans leur pratique pour leur donner un twist », explique Nadine Fuchs. « Quand on commence à se connaître vraiment bien en tant que duo, une singularité se crée, et il n’est pas évident d’y inviter d’autres interprètes », complète Marco Delgado. « Il faut d’abord appréhender chaque corps et c’est ensuite, petit à petit, que le sens se crée. »

Sous les spots des loges, les accessoires mystérieux utilisés par les performeuses dans la pièce se dévoilent sous un nouveau jour : il y a ces deux éventails à grandes plumes qui servent de carapace à une interprète recroquevillée ; il y a ces longs crins cousus sur des lanières de cuir, signés par le très edgy designer autrichien Carol Christian Poell. La mode est l’une des marottes du duo. Quand ils ne s’associent pas avec le fameux perruquier Charlie le Mindu pour « transformer l’espace en quelque chose de très poilu » comme dans la performance Runway, ils font ici appel à une designeuse berlinoise de costumes glam rock, Lena Quist. Résultat : les sequins et les paillettes se frottent aux peaux nues, aux masques et aux plumes dans un défilé d’autant plus envoûtant que l’on n’est jamais certain, dans l’obscurité, de ce que l’on voit. Et les Delgado Fuchs de pousser ainsi l’idée fondamentale du glamour : pas de beauté sans une petite part de terreur.


Topeep Secret Box de Delgado Fuchs
Le Grütli – Centre de production et de diffusion des Arts vivants
Rue du Général-Dufour 16, 1204 Genève
Du 16 au 18 avril 2024
Durée 40 min. environ

Tournée
Les 31 mai et 1er juin au Théâtre Oriental de Vevey
2025 France, Suisse et Belgique (tournée en construction)

Conception, mise en scène Delgado Fuchs
Design scénographie Adrien Rovero
Régie générale Jérôme Vernez, Manu Giroux
Création lumière Jérôme Vernez, Hugo Cahn
Création sonore Clive Jenkins
Danse et chorégraphie Alexia Casciaro, Marco Delgado, Nadine Fuchs, Lalla Morte, Natalia Pieczuro
Oeil extérieur Alexandra Bachzetsis
Collaboration, production Rosine Bey

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