Jogging, Hanane Hajj Ali © Marwan Tahtah
© Marwan Tahtah

Hanane Hajj Ali : « Le théâtre est bien fait quand il s’intéresse aux tabous »

Après un passage au Festival d’Avignon à l’été 2022, la grande comédienne libanaise reprend son solo "Jogging" à la MC93 puis au Théâtre Silvia Monfort, dans le cadre du festival Paris Globe, et poursuit en parallèle la tournée d’"Iza Hawa" d’Ali Chahrour.

Au Liban, ça fait longtemps qu’Hanane Hajj Ali fait partie du panthéon théâtral. Jogging, variation autour de Médée en décor beyrouthin, mis en scène par Éric Deniaud, lui fait désormais courir les scènes du monde entier. La course, la comédienne y est accro : ce sont les foulées dans la capitale libanaise qui lui ont inspiré ce formidable solo d’actrice. Mais l’après-midi où on la retrouve dans un café du Ve arrondissement de Paris, la sexagénaire ne court pas. Elle prend le temps de répondre, avec une clarté que l’on pourrait peut-être mettre au compte de ses débuts chez les conteurs du Théâtre Hakawati. Des questions, il y en a beaucoup à lui poser. D’abord parce qu’elle est une mémoire vivante du théâtre de son pays, mais aussi parce que, de sa propre pièce à la dernière création d’Ali Chahrour, Iza Hawa, ses choix la placent désormais à un endroit captivant : celui d’une actrice-autrice aussi bien capable de se mettre en scène en grande diva de tragédie que de laisser, avec la même passion, les nouvelles générations lui inculquer leurs gestes.

Hanane Hajj Ali : À des étapes cruciales depuis la création, je me suis demandé : est-ce que la pièce est toujours valable ? La question s’est posée après la révolution de 2019, pendant le Covid, et dernièrement avec ce qu’il se passe à Gaza — et, bien sûr, après l’explosion d’août 2020, où j’avais ajouté tout un passage sur cette catastrophe. Malgré cette interrogation, je ne me suis jamais refusée à jouer le spectacle tant qu’on me le demandait. Mais je me mettais à l’épreuve moi-même avec la pièce. Et à chaque fois, je découvrais qu’elle gagnait en complexité. Dans sa structure, je compare Jogging à un kaléidoscope : en gardant les mêmes composantes, on obtient une nouvelle forme à chaque fois que ça bouge autour de nous.

Hanane Hajj Ali : Au vu de ce qu’il se passe, je sens aujourd’hui qu’il faut aller de plus en plus vers l’essentiel. En ce moment, je prête une grande attention à ces jeunes qui, sans aucune formation journalistique, face à ce qu’il se passe à Gaza, prennent le rôle de content developers : ceux qui, grâce à leur téléphone, font office de média alternatif sur Instagram. Ce sont eux qui, actuellement, donnent la parole aux oubliés, aux mutilés, aux sacrifiés. Certains ont trouvé une approche que je trouve très riche, très authentique vis-à-vis des gens. Je sens que j’ai beaucoup à apprendre de leur courage et de leur créativité. J’échange avec quelques-uns d’entre eux. Je crois aussi qu’en ce moment, la réalité de la catastrophe l’emporte sur ma voix d’artiste. Mais cela n’exclut pas que puisse en sortir quelque chose qui m’inspirera.

Hanane Hajj Ali : On pourrait imaginer que ces jeunes-là voudraient seulement montrer la destruction des universités, des hôpitaux, bref, montrer les atrocités et compter les morts. En réalité, ils y font allusion, mais ils le font en racontant comment les gens, chemin faisant, restent créatifs. Des formes de cuisine inventées à partir de presque rien, par exemple, ou des séances de cerf-volant. Le cerf-volant, en Palestine et surtout à Gaza, est un jeu très populaire. Même dans le cœur de la tragédie, ces créateurs de contenu suivent le parcours de personnes qui mettent leur vie en péril en voyageant du sud au nord pour aller chercher dans leurs maisons détruites des fils spécifiques dont ils ont besoin. Sur ces vidéos, on voit les gens sourire malgré tout. C’est une sorte de carnaval au cœur du carnage. Cela suffit à se sentir vivant. Il n’y a pas à faire semblant, à inventer ou à falsifier.

Hanane Hajj Ali © Joseph Eid/AFP
© Joseph Eid/AFP

Hanane Hajj Ali : C’était des saynètes parodiques, de la satire teintée de fantaisie. À cause des bombardements incessants, il pouvait se passer dix ou quinze jours sans que l’on puisse sortir de ces abris. Chaque soir, le stress et la peur montaient. Le premier déclencheur a été l’accouchement d’une femme dans l’abri. J’avais seize ans. Cette femme avait tellement peur et criait tellement fort que la centaine de gens présents dans l’abri étaient tétanisés. Pour faire passer le temps, j’ai proposé d’improviser une scène où je faisais semblant d’accoucher moi aussi. Au lieu d’accoucher une fois, j’ai fini par le faire à sept reprises. À chaque fois, j’incarnais l’une des voisines. Je les connaissais bien, elles étaient toutes très différentes. Les gens ont commencé à rigoler, puis à éclater de rire. À chaque fois que j’enfantais, les youyous résonnaient de plus en plus forts, les musiciens présents jouaient de la musique… Même la femme qui mettait au monde alternait les cris, les rires et les pleurs. C’était comme une baguette magique. Pour moi, c’était une révélation. Je ne me destinais pas du tout à être artiste. Mais suite à ce confinement, une amie m’a incitée à étudier le théâtre. Je me suis étonnée : « Est-ce qu’on enseigne ça ? Est-ce que ça existe ? » À ma grande surprise, elle m’a dit oui. J’ai donc étudié le théâtre en cachette, parallèlement à mes études de biologie.

Hanane Hajj Ali : La guerre civile en a été le déclencheur. Comment un pays comme le Liban, que l’on surnommait la Suisse d’Orient, pouvait s’enflammer ainsi tout d’un coup ? J’étais comme une folle à chercher les raisons. Est-ce qu’on nous avait appris des mensonges ? Quelles étaient les racines du problème ? Mon université était très active politiquement, et c’est là que j’ai commencé à m’y intéresser. On peut dire que je suis venue de la politique au théâtre, et non l’inverse. Tout mon parcours artistique a donc été déterminé par l’idée que le théâtre est bien fait quand il s’intéresse aux gens, aux voix oubliées, aux histoires tues et aux tabous. Ce n’est pas par hasard que j’ai rejoint, dès ma deuxième année d’études théâtrales, la troupe de conteurs Hakawati. Je les avais vus jouer à Saïda, et déjà, l’idée de jouer en dehors de Beyrouth représentait quelque chose. J’ai découvert une forme tout à fait nouvelle, où je ne savais d’abord pas distinguer les acteurs des spectateurs, où tout le monde chantait et se parlait. Et j’ai entendu résonner sur scène, pour la première fois, un arabe dialectal du sud, considéré comme appartenant aux citoyens de troisième zone, qui n’avait jamais été utilisé dans le théâtre libanais. À travers quelques spectacles, cette troupe est arrivée à réécrire une bonne partie de l’histoire du sud du Liban, d’où je viens. Toutes les confessions s’y côtoyaient alors que le pays traversait, à ce moment-là, une guerre fratricide entre groupes religieux.

Hanane Hajj Ali : Mon père travaillait dans la sécurité intérieure, et comme les diplomates, il était déplacé tous les deux ou quatre ans dans une région différente du pays, du nord au sud. Avant la guerre, cette multitude était une source de richesse pour le Liban. On apprenait différents langages, différentes approches artistiques, différentes écritures, etc. Pour moi, c’était extrêmement enrichissant. Ça a notamment nourri ma capacité à imiter les gens.

Hanane Hajj Ali : Pendant deux ans, j’ai été battue parce que mon père avait découvert que je faisais du théâtre. J’étais son enfant préférée et il me battait en pleurant. Il avait peur que je m’engage dans une mauvaise voie, que je tombe dans la drogue, alors que j’étais prédestinée à être médecin… Paradoxalement, le virus de l’art m’avait été inculqué par ma famille. Ma grand-mère était une artiste innée, elle m’a tout appris. Elle avait une voix superbe, elle était la star des funérailles et des mariages ; lorsqu’elle ne s’y rendait pas, c’était un échec total. Elle était illettrée, mais elle m’a appris à improviser des poèmes, à chanter, à danser. C’est chez elle que je me réfugiais quand mon père me battait. Mais mon père lui-même ne ratait aucun spectacle de Fairouz ou d’Oum Kalthoum. Comme il était chargé de la sécurité de ces concerts, son travail lui donnait des billets gratuits. Ces contradictions-là étaient ont été très enrichissantes dans mon parcours.

Hanane Hajj Ali : J’étais sûre que la première fois où je réussirais à le convaincre d’assister à une pièce de théâtre, il changerait d’avis. C’est ce qui s’est passé. Mon père s’était cassé la jambe, et on avait comploté pour que ses copains le conduisent en fauteuil roulant dans la salle où je jouais, en lui faisant croire qu’il allait écouter un grand poète. Ils l’ont assis au premier rang et se sont éclipsés à l’arrière auprès de mon frère, ma mère et ma grand-mère, laquelle mettait pour la première fois de sa vie les pieds dans une salle de théâtre. Au début, dans les pièces de Hakawati, c’est la musique qui commence. Les gens commencent à chanter avec les acteurs. D’abord, mon père s’est dit que c’était peut-être une nouvelle façon de présenter les poètes. Puis il a compris que c’était une pièce de théâtre et que je jouais dedans. Il s’est senti poignardé dans son amour-propre. Mais il ne pouvait pas bouger. De temps en temps, de derrière le rideau, je le voyais livide. Mais petit à petit au cours de la pièce, son visage a changé. Soudain, au milieu de la représentation, ma grand-mère débarque du fin fond de la salle vers la scène. Elle interrompt la pièce, improvise des poèmes, chante des compliments au metteur en scène et à moi-même, sans oublier de faire l’éloge de mon père. Le temps et l’espace se sont suspendus. Après cette pièce, mon père est devenu mon premier fan, et c’est lui qui m’accompagnait pour aller récolter des histoires inconnues dans les villages. C’est comme si un puits s’était ouvert : il a commencé à se rappeler les chansons de son enfance, des histoires passées.

Hanane Hajj Ali : Ça foisonne. À Beyrouth, il y a des pièces dans tous les théâtres, et toutes les salles sont pleines. Parfois, je me demande : est-ce que c’est le sursis avant la mort ? [elle rit] Je ne sais pas à quoi c’est dû. Peut-être que les gens ont soif de se rencontrer. On sent la guerre s’approcher, ça devient plus dangereux, ça guette, donc peut-être qu’ils sont en train de profiter au maximum. Ce qui est sûr, c’est que ça foisonne. Il y a tous les genres, un regain du stand-up, des spectacles transdisciplinaires… Certes, pas mal de théâtres ont fermé, mais il y a des espaces alternatifs qui ouvrent, parfois dans des petits cafés ou des pubs, parfois dans des galeries. Quand je suis sur place, j’essaie de voir autant de choses que possible.

Hanane Hajj Ali : Ils sont dans une recherche authentique. Même quand ils adaptent des choses, la raison qui va plus loin que la simple volonté d’adapter une belle œuvre. Il faut que ça leur parle, que ça rejoigne des choses qui les travaillent. Ils osent de plus en plus parler de leurs familles. Quelques projets ont osé défier la censure comme l’a fait Jogging. J’ai beaucoup d’espoir dans ces jeunes, et beaucoup de plaisir à assister à leurs travaux. Dans la dernière décennie, je n’ai d’ailleurs travaillé qu’avec des jeunes.

Jogging, Hanane Hajj Ali © Marwan Tahtah
Hanane Hajj Ali dans « Jogging » © Marwan Tahtah

Hanane Hajj Ali : [Elle rit] Il est vrai qu’au-delà de tout ce que j’ai dit, quand on aime le théâtre, on aime jouer. Ce qui est joli dans Jogging, c’est que j’ai pu incarner Médée même si j’avais contesté toute ma vie l’idée qu’une maman puisse tuer ses enfants. J’ai fini par intégrer le rôle et prendre du plaisir avec toute sa grandeur. C’était une trouvaille pour moi. Ne pas trahir ma conception du théâtre, et en même temps, intégrer le théâtre dans toutes ses facettes, en me donnant la place pour aller au bout du travail de comédienne. Ceux qui maîtrisent l’arabe peuvent sentir cela un peu plus en détail : il y a un changement dans le dialecte d’un personnage à l’autre. Chacun a un style, un gestus différent. Mais je voulais laisser transparaître, à travers eux, la figure de la tragédienne.

Hanane Hajj Ali : J’étais à Barcelone il y a peu, et je n’ai pas arrêté de courir. À chaque fois que j’avais un rendez-vous, j’y allais à pied, au point de m’esquinter : quand j’ai commencé à courir à Barcelone après avoir joué Iza Hawa à Berlin, j’ai eu une crise de migraines qui a duré vingt-quatre heures. Mais j’aime beaucoup dévorer les villes comme ça.

Hanane Hajj Ali : Toutes sortes de musique. J’aime le blues, le jazz, le rap. Même des chanteuses connues comme Taylor Swift. Elton John, les Beatles, les Bee Gees. Des fois, j’ouvre des sites et je commence aléatoirement à écouter des choses les unes après les autres. Lorsqu’une chose me plaît, j’envoie le lien à tous mes enfants.

Hanane Hajj Ali : Jogging a été le summum de ma carrière. Jamais je ne l’aurais cru. Pourtant, au début du projet, je disais que j’allais essayer de la jouer un mois à Beyrouth, postuler à deux, trois festivals dans les pays arabes, et que si on m’invitait quelque part en Europe, j’irais. [elle rit] J’ai conçu cette pièce avec deux formules, dont l’une, très légère, me permet de tourner dans tout le Liban, jusque dans des endroits éloignés où les gens n’ont jamais vu de théâtre. J’y vais avec deux valises, quelques spots, et je compose avec cela. Ça marche toujours. L’important est que l’on ne peut pas mentir aux gens. Avec peu de choses, il est possible transmettre beaucoup d’émotion. À l’inverse, avec beaucoup d’artifices, il peut ne rien se passer.

Hanane Hajj Ali : En tant qu’artiste, Ali m’a beaucoup intriguée. Je le suivais dans différents pays pour voir ses spectacles, et je le surprenais en me trouvant dans les rangs de spectateurs. Je faisais parfois le voyage exprès. J’ai vu toute ses pièces plus d’une fois. Le style de son théâtre, sa grande rigueur m’ont donné envie, à moi qui suis très libre sur scène, de suivre son école, celle de la maîtrise du geste, du détail dans le corps. Être sur scène dans une pièce d’Ali, en ce moment à Beyrouth, avec mon mari, qui a 81 ans, pour parler de notre histoire d’amour et de l’histoire de la ville, est pour moi très précieux. C’est une pièce qui est d’une simplicité évidente, mais qui, là encore, génère beaucoup d’émotion. C’est là le génie d’Ali : avec un vocabulaire qui peut sembler simple, il sait sculpter des corps, un tableau et une histoire.

Hanane Hajj Ali : La question de la mémoire culturelle et théâtrale me préoccupe beaucoup. J’ai commencé à travailler sur une documentation du travail de la troupe Hakawati, qui devrait être éditée en 2025. Du reste, je n’écris que lorsque quelque chose me ronge. J’ai de plus en plus envie de reprendre l’histoire de l’Achoura, la commémoration du massacre de l’imam Hussein, le petit-fils du prophète, et de sa famille, par le califat des Omeyyades dont Hussein avait contesté le pouvoir pris de force. Je m’y intéresse moins en tant qu’histoire religieuse qu’en tant que mythe. Il y a une ressemblance extraordinaire entre Hécube et Zaynab, la sœur de Hussein, lorsque celle-ci pleure ses morts. Cette histoire est célébrée tout à fait différemment selon le pays. Au Liban, en Iran, c’est une tragédie absolue, alors qu’en Égypte c’est devenu sous l’influence des Fatimides une célébration, parce qu’on considère que la mort est le revers de la vie, que vie continue à travers ses morts. Les chants et les poèmes que certains troubadours, conteurs ou récitateurs font de cela, c’est au sommet de l’art. Et j’en rêve.


Jogging d’Hanane Hajj Ali
MC93 — Maison de Culture de Seine-Saint-Denis
9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny
Du 15 au 19 mai 2024
Durée 1h30

Tournée
Du 22 au 25 mai au Théâtre Silvia Monfort

Mise en scène Éric Deniaud
Dramaturgie Abdullah Alkafri
Lumière Sarmad Louis, Rayyan Nihawi
Direction technique James Chehab, Karam Abou Ayache
Son Wael Kodeih, Jawad Chaaban
Costumes KALABSHA, Louloua Abdel baki
Coordination et surtitrage Mohammad Itani, Hayfa Safa
Traduction Praline Gay Para, Hassan Abdul Razzak

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