Tout part d’une interrogation. Salim Djaferi peine à trouver un mot satisfaisant pour parler de « colonisation » en arabe. Beaucoup de proches arabophones transforment simplement le mot français avec des interférences phonétiques : « koulounisation ». Mais pour l’artiste, la réponse semble imparfaite. S’engage alors toute une réflexion, où à travers les rencontres, s’écrit une mémoire de la (dé)colonisation de l’Algérie.
Déconstruire la langue, construire l’espace
C’est un sac de nœuds que manipule l’artiste, formé à l’ESACT – Conservatoire Royal de Liège, alors que le public prend place. Le récit à la première personne qu’il entame est mené sans fioritures, maintenant sans peine l’illusion que tout se construit sous nos yeux. Il s’agit d’ailleurs du parti-pris scénographique de Koulounisation. Salim Djaferi arrache à cette petite boule emmêlée quelques fils et vient les tendre d’un bout à l’autre du plateau. Bientôt, chaque souvenir dont il est question restera suspendu en l’air. L’objectif ? Matérialiser la mémoire d’un conflit que la France s’est donnée tant mal à cacher.
En entreposant des plaques de polystyrène, le comédien construit le mobilier de son récit. Là une table, là un banc, là une maison. En offrant l’illusion de la simplicité, d’une petite enquête enlevée, Salim Djaferi prépare en réalité la reconstitution d’une scène de crime. Chaque fois que le langage est déconstruit, c’est un pan de la réalité qui nous apparaît.
La traduction est politique
À cette traduction maladroite d’un terme si difficile à appréhender quand on est du mauvais côté du miroir, l’artiste, dont c’est le premier spectacle, préfère des mots-valises qui selon les combinaisons donnent à voir une nouvelle définition de la colonisation. Il est tantôt question de dépossession, tantôt de réaménagement, mais aussi, et peut-être surtout, de massacre.
Dans un rare souci de justesse, Salim Djaferi articule linguistique et histoires personnelles, en montrant que les deux sont finalement indissociables. Chaque mot désigne une réalité précise. Les approximations et les généralités invisibilisent les actes.
Ce fil que l’artiste maîtrise si bien s’avère particulièrement tendu. La véritable illusion, ce n’est pas tant celle que Koulounisation mobilise pour nous duper. C’est celle dans laquelle on se berce au sujet des violences que la France a imposé à l’Algérie des premières heures de la colonisation aux dernières. Salim Djaferi montre que le travail de mémoire consiste à accepter l’inconfort du détail. Il nous faut nommer, désigner, qualifier. Chercher inlassablement un mot et le remplacer par le suivant parce que finalement, c’est le silence qui est insupportable.
Mathis Grosos
Koulounisation de Salim Djaferi
création le 6 octobre 2021 aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
jusqu’au 12 mai 2024
Tournée
14 mai 2024 au Bordeau, Saint-Genis-le-Pouilly
15 et 16 mai 2024 aux Arts du récit, Saint-Martin-d’Héres
Conception et interprétation de Salim Djaferi
Collaborateur artistique – Clément Papachristou
Regard dramaturgique – Adeline Rosenstein
Aide à l’écriture – Marie Alié et Nourredine Ezzaraf
Écriture plateau – Delphine De Baere
Scénographie de Justine Bougerol et Silvio Palomo
Création lumière et régie générale de Laurie Fouvet