Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter au théâtre le texte de Tristan Garcia ?
Marie-Christine Soma : Le hasard m’a fait rencontrer ce texte, un livre acheté dans une gare, juste avant de prendre un train, je ne connaissais alors Tristan Garcia que de nom, et immédiatement est venu en plus de la joie, le sentiment qu’il y avait là quelque chose d’important, qui nommait l’état de notre société présente, mais avec une légèreté, une fantaisie, qui rendait la profondeur et la gravité accessibles par des moyens ludiques et sensibles ; c’est la première chose.
Après avoir travaillé avec Pierre-François (Garel) sur mon précédent spectacle, La Pomme dans le noir, d’après le roman de Clarice Lispector, je cherchais un peu inconsciemment un texte pour retravailler avec lui, tant il y avait eu de plaisir lors de cette première expérience professionnelle. En lisant 7, arrivant à la fin du roman, la dernière partie, la septième, écrite à la première personne, il m’a semblé entendre sa voix, sa voix multiple, joueuse, grave et pleine de nuances. J’ai eu l’impression de trouver dans ce narrateur aux existences multiples une sorte du double de l’acteur qui prête son corps et son âme aux figures qu’il incarne.
Qu’est-ce qui vous a plus dans son écriture ?
Marie-Christine Soma : Comme je viens de l’évoquer, il me semble que Tristan, qui est philosophe, mais aussi passionné de musique, de séries, de bandes dessinées au point d’en avoir une connaissance encyclopédique, parvient dans ses livres, et c’est lui qui le dit, à faire passer de manière « chaude », c’est à dire vivante, sa pensée philosophique « froide » .
C’est ce mélange qui me touche particulièrement, car il répond à mon propre questionnement. Comment être sérieux sans se prendre au sérieux ? Comment garder au théâtre le vivant et le présent intacts à chaque fois ? Et comment croire encore à la pensée et à la littérature alors que tout conspire dans notre environnement à y renoncer ?
L’écriture de Tristan fait appel à l’intelligence de tous, accepte le plaisir, elle est rythmée, simple et pourtant toujours surprenante, sans jamais nous prendre de haut. Je crois que je sens puissamment son intégrité, sa sincérité, et le projet, poétique autant que politique qui en est le socle. Elle vous cueille soudain au plus profond, sans l’annoncer par avance. Et la métaphysique n’est jamais loin du quotidien.
Comment l’avez-vous adapté ?
Marie-Christine Soma : J’ai d’abord travaillé seule pendant un an environ, Tristan ne souhaitait pas avoir un regard sur le travail, il m’a laissée entièrement libre. J’ai une passion pour les adaptations de roman, à la différence d’une pièce de théâtre qui est un texte « troué » laissant la place à l’interprétation, un roman est un texte plein, riche de détails, de personnages, de situations que seul le lecteur peut dans le temps choisi de sa lecture assimiler.
Au théâtre le temps de la représentation dicte tout, on ne peut pas revenir en arrière si quelque chose nous a échappé… Il faut donc forer, élider, trouer le texte romanesque pour laisser la place à l’imaginaire de l’acteur tout en le respectant, en gardant sa cohérence, ce qui est saillant, incontournable si l’on ne veut pas affadir le propos, réduire la pensée. Au bout d’un an, et de nombreuses étapes, j’ai envoyé cette première version à Tristan, qui l’a approuvée.
Ensuite nous avons fait beaucoup de lectures à haute voix avec Pierre-François, l’oralité étant le principe essentiel pour que la langue parvienne au plateau. Ensemble nous avons éprouvé le texte, encore beaucoup coupé, pour le rendre fluide, Pierre-François se l’est approprié, il sait parfaitement comment le jeu, par les ruptures, peut donner corps à une narration, sans que l’on ait besoin que tout soit dit. Je suis persuadée que c’est cette collaboration qui nous a permis d’aller plus loin dans l’adaptation, d’oser les manques, les absences…
Comment s’est fait la rencontre avec Pierre-François Garel ?
Marie-Christine Soma : J’avais fait la connaissance de Pierre-François, lorsque je cherchais un acteur pour incarner le héros de La Pomme dans le noir. Une journée passée à discuter dans un café avait suffi pour sceller notre collaboration. Et à l’issue de celle-ci, il y avait eu pour moi un tel bonheur dans le travail, un tel consentement à la recherche, et aussi l’intuition que Pierre-François pouvait TOUT jouer, qu’il fallait lui donner un terrain pour le montrer, que j’ai aussitôt eu envie de recommencer.
Nous avons en commun l’amour de la littérature, nous lisons énormément, sommes sensibles à ce qui dans des écritures très variées peut nous bouleverser, constituer de vraies expériences de vie, nous construire. Je cherche toujours la « voix » de l’écrivain dans un texte, et il l’entend aussi, cette chose parfois inconsciente qui est capable d’abolir le temps, de survivre aux siècles, aux différences culturelles…
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Marie-Christine Soma : Nous étions une très petite équipe, lui, moi, une assistante, c’était donc très libre. J’avais au début des intuitions fortes, parfois bizarres – je suis quelqu’un de très visuel du fait de mon parcours de créatrice lumière – auxquelles je crois, et en même temps des intuitions tout aussi fortes sur comment doit surgir la parole pour que tout soit entendu.
Nous avons beaucoup travaillé sur les régimes d’énergie selon les différentes vies, sur le rythme, la courbe que devait avoir la représentation. Pierre-François a beaucoup improvisé, il fallait trouver à la fois la cohérence, l’unicité de cet homme, et ce moi explosé, diffracté, perpétuellement différent, éprouver la surprise, l’étonnement, la mélancolie, le courage, la fatigue, la colère… tout en gardant un fil proche de lui. Je ne cherche jamais à fabriquer un personnage, ce qui m’intéresse c’est l’acteur et comment il va à la rencontre des mots de l’auteur, comment il se laisse traverser.
Peu à peu le spectacle s’est construit, en affinant ce qui était donné dans les improvisations, sans rien s’interdire, mais en cherchant avant tout le présent, et une sorte de sensibilité protéiforme, de fragilité. Le spectacle reste une partition très libre pour Pierre-François, depuis 2020, il change au gré de ce que lui, moi, vivons, des soubresauts de la réalité qui nous entoure.
C’est notre principal challenge, rester vivants, et vigilants…
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La septième de Marie-Christine Soma
D’après 7 de Tristan Garcia © Éditions Gallimard
Création à la MC93
Durée 2H20
Reprise
du 23 au 28 avril 2024 au T2G
à l’issue de la dernière représentation est organisée une rencontre avec l’auteur Tristan Garcia
Adaptation, mise en scène et lumière de Marie-Christine Soma
Avec Pierre-François Garel
À l’image Vladislav Galard, Pierre-François Garel, Gaël Raës, Mélodie Richard
Scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy
Costumes de Sabine Siegwalt
Musique et son de Sylvain Jacques
Vidéo de Pierre Martin Oriol
Images du film – Marie Demaison et Alexis Kavyrchine
Prise de son du film – Térence Meunier
Eclairage du film – Mickaël Bonnet
Assistante à la mise en scène – Sophie Lacombe
Assistante à la lumière – Pauline Guyonnet