« C’est le défi : avoir comme décor un musée. On a l’impression de ne faire plus qu’un avec les statues. Ces espaces subliment les corps. » L’artiste qui s’exprime ainsi, cette vive voix rendant hommage à l’écrin qui l’accueillera, lui et ses danseurs, les 8 et 9 juin au musée d’Orsay, sait de quoi il parle : Mourad Merzouki, figure historique du hip hop, aujourd’hui directeur du centre chorégraphique de Bron, a été déjà invité à plusieurs reprises dans des musées pour… danser ou faire danser. A Paris, Orsay ? Il y est déjà venu. Le musée des Beaux-Arts ou les Confluences à Lyon, le Louvre aussi…
« Bien sûr existe la crainte de toucher les œuvres, mais cela n’est jamais arrivé ! Le temps restreint de répétitions m’oblige à penser et repenser à tout très intensément : la distance, le point de vue, le son, lumières et bien sûr ma chorégraphie. Car le public se trouve à 360° et c’est un facteur prédominant. Ces conditions me rappellent celles de mes débuts : quand je dansais dans la rue avec les gens autour de moi: Et dans les musées, nous avons accès à un public qui ne vient pas voir nos spectacles. Pour moi, enfant qui n’allais pas au musée, c’est une sorte de revanche… » Autre figure du street dancing sous les ors d’Orsay, et grosse claque en vue vendredi 27 avril : Josepha Madoki, reine du “waacking” (whack désignant une gifle), cette street dance des années 70 dans les communautés LGBT américaines, qui enflammera la foule avec son spectacle D.I.S.C.O.
Danse avec les Nymphéas
La danse danse partout, elle s’impose comme l’art le plus apte à attirer le monde quel qu’il soit, jeune, adulte, habitué ou néophyte. Sans remonter jusqu’aux danses sacrées des Grecs, et pour se limiter aux temps plus récents, on la voit ailleurs que sur les plateaux, mais dans les rues : défilés, rendez-vous, flash mob…, sur les murs, les toits comme à New York avec Trisha Brown et ses camarades de la Judson church dans les années 70… et pour les musées, on peut citer comme pionnière la sulfureuse Mata Hari dansant à la Bibliothèque du musée Guimet en 1905, comme le rappelle Isabelle Danto, spécialiste de la danse et responsable des rendez-vous “Danse dans les nymphéas” au Musée de L’Orangerie, un programme qu’elle a initié en 2018, à la demande de la directrice du musée d’alors, Cécile Debray. Un succès jamais démenti depuis.
Peu d’élus, à chaque fois, peuvent pénétrer dans les deux salles mythiques qui abritent les huit monumentaux panneaux de Claude Monet. La danse advient devant ces chefs d’œuvre. Amala Dianor a récemment séduit les spectateurs avec deux extraits d’un spectacle qu’on ne verra à Paris, au Théâtre de la Ville, qu’à l’hiver prochain. Un temps de rêve, suspendu, avec ses onze interprètes porteurs de cultures hip hop différentes, faisant surgir de leurs approches un langage multiple, bondissant et pourtant ancré, leurs mouvements créant un monde doublant celui de Monet, une sorte d’offrande chorégraphique magnifique et joyeuse. Le public, médusé, était assis par terre, sur les bancs, cent vingt personnes par une de plus chaque soir, et il n’y eut que deux soirs ! Prochain rendez-vous, peut-être aussi magique, le 27 mai avec le collectif FAIR-E et le 27 juin avec Bintou Dembélé qui présentera Solo II dans le cadre de l’Olympiade culturelle.
De l’Orangerie au Louvre
À la proposition de la directrice Cécile Debray, Isabelle Danto se devait de répondre avec justesse. Quelles danses pour ce musée ? Quelles réflexions pour un musée du XXIème siècle ? Elle y répondit en proposant un programme liant création et répertoire, pierres de touche d’un musée en mouvement. Ainsi en pleine période qui vénérait les “performances”, Isabelle Danto proposa au Ballet de Lorraine de danser un Event du maître Cunningham, dirigé par Robert Swinston, ou à Carolyn Carlson, grande amoureuse de ce lieu magique, de danser un solo si extraordinaire qu’il parut évident qu’elle devait revenir. Cela se fera, bien sûr, et prochainement. Isabelle Danto trouva en François Chaignaud l’artiste idéal pour illustrer le lien entre patrimoine et création en lui donnant l’occasion de danser son programme Isadora, hommage à Isadora Duncan par un artiste hors-norme. François Chaignaud, vraie star des musées désormais, sera en outre l’invité phare du Louvre avec le Festival d’automne à la rentrée.
En effet, le Louvre, comme Orsay et l’Orangerie, a ouvert ses salles à la danse. Avec Anne Teresa de Keersmaeker et sa Forêt dans l’aile Denon en 2022, lorsqu’elle proposa avec le chorégraphe Némo Flouret de re-garder les œuvres accrochées, de les re-voir et de donner aux danseurs une vivacité d’interprétation face aux personnages des tableaux de maîtres : un danseur reproduisait “sur le vif” le bras tendu d’un naufragé, en écho au Radeau de la méduse de Géricault, et le geste devenait mouvement. Des courses effrénées se faisaient entendre de salle en salle, une certaine étrangeté comme avec Belphégor, notre fantôme télévisuel national qui convoque la nuit, le secret, les choses tues. Grand succès.
Une demande du public
Car le public, visiteurs, spectateurs sont demandeurs de ce genre d’événements. Les artistes tout autant. Et les directeurs des institutions ? Encore plus. Car il s’agit ici de faire se rencontrer des publics, ceux qui viennnet comme chez eux mais n’iraient pas voir du hip hop, comme le disait Mourad Merzouki, et ceux qui n’osent pas mettre le pied dans un musée, comme le souligne Luc Bouriol-Laffont, directeur des spectacles au Louvre : « Donner envie à ceux qui n’ont pas l’habitude de venir, intimidés pas cette forteresse… Nous visons un public francilien en majorité. » Soit un public qui peut revenir facilement. « Le projet que nous menons avec Laurence des Cars la directrice du Louvre, est de trouver des artistes dans toutes les disciplines, non seulement le spectacle vivant comme la danse mais aussi la musique, le théâtre, la littérature, qu’ils soient d’une certaine façon les ambassadeurs du musée et reconnecter le Louvre avec la proximité et la contemporanéité. » Des passeurs, des transmetteurs, des vecteurs…
Le Louvre ouvre ses espaces jusqu’à fin mai au projet de Mehdi Kerkouche Courez au Louvre, soit une sorte de jeux “presque” olympiques au cours desquels une discipline — yoga, disco, course — est abordée par un groupe d’une trentaine de spectateurs. Dès que les inscriptions se sont ouvertes, ce fut la ruée sur les billets. Même si Kerkouche, le chorégraphe, ne propose pas de spectacle de danse et qu’il s’agit là plutôt de sports, on voit bien que le désir du public est immense non seulement de pénétrer dans ces lieux quasi sacrés mais aussi de faire partie “vivante”, mouvante d’un projet artistique, en étant spectateur ou acteur même. La contemporanéité, elle est là.
Charmatz, inventeur du Musée de la danse
Boris Charmatz est celui qui a voulu et a mis en “scène“ le musée de la danse à Rennes. L’artiste chorégraphe danseur est un chambouleur de données. En 2015, la Tate Modern lui donnait les clefs et le voici, souvenons-nous, à investir en gestes et en mots le contemporain londonien : « Plus qu’une simple invitation de la danse dans un musée, cette occupation temporaire est une réflexion sur la façon dont le musée peut être métamorphosé par cette discipline, laissant, le temps de quarante-huit heures, les deux institutions s’entremêler. En investissant les espaces publics et les galeries d’exposition de la Tate Modern, le Musée de la danse met en scène des questions sur la façon dont l’art peut être perçu, exposé et partagé au travers de la danse et de la chorégraphie. » Et de quoi parlait-il ? De son idée phare : le Musée de la danse ! Cette idée devenue réalité lorsqu’il a pris la tête du Centre chorégraphique national de Rennes. Le MoMA fut séduit par ce musée de la danse et Charmatz investit aussi le musée new-yorkais.
Peut-être que seule la danse peut inventer des passerelles aussi équilibristes et intelligentes. Car elle est l’art qui questionne l’histoire en temps réel, dans sa vibration continue, sa suspension et son prolongement. À Charmatz la conclusion : “La danse est beaucoup plus large que le chorégraphique : son territoire doit s’étendre si l’on veut voir s’ouvrir l’espace symbolique trop fermé dans lequel elle se tient encore dans notre société. »