Lorsqu’il a monté en 2015 Les Fiancés de Loches de Feydeau en version musicale, Hervé Devolder avait vu son spectacle auréolé du Molière du meilleur spectacle musical. Ce n’était pas un coup de chance, mais une récompense bien méritée. Gardant les ingrédients du vaudeville — quiproquos, malentendus et rebondissement — l’auteur, associé à la délicieuse Milena Marinelli, a concocté, dans un décor et des costumes étonnants, une mise en scène virevoltante de cette Crème de Normandie, une œuvre originale cette fois, servie par des airs savoureux et une troupe au diapason.
Les joies de la province
L’action se passe en 1902. L’électricité vient de débarquer en Normandie. Ce qui n’arrange pas les affaires de Philidor Fromentelle, fabricant de bougie ! Or, le bougre a depuis quelque temps ouvert, dans sa bonne bourgade d’Elbeuf, la Rose éclose, une maison de plaisir. La clientèle composée d’habitués du coin n’est pas aussi fleurissante qu’il le faudrait pour que l’argent entre. Le bonhomme est pris entre les deux mauvaises idées qui ont germé dans son esprit tordu. La première est faire l’article de son établissement à un “influenceur” de l’époque. La deuxième est de faire passer les filles pour des orphelines afin de soutirer des sous à un bienfaiteur, un très riche cousin de sa femme. Évidemment, cela va se télescoper et rien en va se passer comme prévu. Ce dont on ne va pas se plaindre, tant c’est cocasse !
Un tableau expressionniste branquignolesque
Hervé Devolder est très à son aise dans ce personnage peu recommandable qui manie la mauvaise foi et la flagornerie avec dextérité. Cet arroseur-arrosé impayable représente bien ces hommes de l’époque qui ont fait le bonheur des grands vaudevillistes comme Feydeau et Courteline. Il pourrait tout aussi être le héros d’une nouvelle de Maupassant où d’un Zola. Car derrière la comédie et ses rouages, Devolder et Marinelli ont dépeint d’un beau trait de crayon la condition des femmes dans cet entre-deux siècles où la société s’apprêtait à connaître de grandes mutations.
Les filles de joie de ce claque ne rigolent pas tous les soirs et encore moins le jour. La vie comme les hommes n’ont pas fait de cadeaux à ces jolies fleurs du pavé. Chacune a son histoire et ses rêves qu’elles nous font délicieusement entendre. Finaudes, elles ont préféré en rire pour ne pas en pleurer. Sylvy Ferrus est très impressionnante en maquerelle qui aspire enfin au repos. Rivalisant de talent, de gouaille, de tempérament et d’aplomb, Raphaëlle Lemann, Milena Marinelli, Marianne Devos et Clara Hesse tourbillonnent avec agilité et grâce. Elles sont tout aussi incroyables en filles de petite vertu qu’en orphelines bien sages.
Où les hommes se font remettre à leur place
Du côté des garçons, les auteurs ne se sont pas privés d’en montrer tous les défauts. Il y a les notables de la ville, tous interprétés par l’épatant Jacques Vezier. On retrouve dans le rôle du pique-assiette, escroc à plein temps, l’inénarrable Fabrice Fara. Patrick Chayriguès est impayable en critique qui n’a de la déontologie qu’une vision lointaine et un goût prononcé pour l’art culinaire. Pour faire contre poids, il fallait un jeune premier, un rêveur, qui aspire à la philanthropie et au grand amour. Simon Froget-Legendre est parfait dans ce rôle qui semble s’être échappé d’une opérette de Francis Lopez.
Et puis, il y a la crème de la crème, Marie-Bénédicte Roy (Papy et Mamy, Ma Séraphine). Avec un panache que Marie Bell n’aurait pas renié, la comédienne incarne avec de belles nuances, la bourgeoise que l’on a bien éduquée à rester à sa place, donc à la maison ! Celle que l’on a prise pour une idiote va se révéler et démontrer à tous que le monde va changer. De son arrivée, à part qu’elle met un coup de fouet à l’intrigue, on n’en dira pas plus : les trouvailles des auteurs sont trop exquises pour être déflorées !
Marie-Céline Nivière
La crème de Normandie d’Hervé Devolder et Milena Marinelli.
Théâtre du Gymnase Marie Bell
38 boulevard Bonne Nouvelle
75010 Paris.
Jusqu’au 6 juillet 2024.
Durée 1h45.
Musique et mise en scène d’Hervé Devolder,
assisté de Jean-Baptiste Darosey
Avec en alternance Cathy Arondel, Marianne Devos, Julie Costanza, Léa Dubreucq, Marie-Anne Favreau, Sylvy Ferrus, Clara Hesse, Raphaëlle Lemann, Milena Marinelli, Marie-Bénédicte Roy, Jeff Broussoux, Patrick Chayriguès, Hervé Devolder, Fabrice Fara, Loïc Fleury, Simon Froget-Legendre, Jérôme Pradon, Gilles Vajou, Franck Vincent, Jacques Verzier et les musiciens Daniel Glet, Patrick Villanueva, Sébastien Jaudon, Benoît Dunoyer, Fred Liebert.Décor de Jean-Michel Adam.
Costumes de Jean-Michel Vuillermoz.
Lumières de Denis Koransky.
Chorégraphie de Cathy Arondel.