Sida, racisme et homosexualité en toile de fond, la fresque noire de Tony Kushner nous plonge dans l’Amérique conservatrice et ultralibérale des années 1980. Avec beaucoup d’ingéniosité, Aurélie Van Den Daele s’empare de cette satire grinçante d’une époque révolue dont les maux perdurent encore de nos jours. Porté par une troupe de comédiens habités, ce spectacle fleuve touche en plein cœur.
Ambiance boîte de nuit, sons assourdissants, lumières stroboscopiques, accueillent les spectateurs. Dans un décor minimaliste, qui ressemble à une salle d’attente impersonnelle, stérile, un groupe d’individus dansent sur les rythmes pop des années 1980. D’un coup, tout s’arrête. Les fêtards disparaissent dans les coulisses dissimulées derrière des rideaux lamés argent et laissent la place à un rabbin (fascinante Julie Le Lagadec). C’est un jour triste à Manhattan, Louis (touchant Grégory Fernandes), homosexuel tourmenté, pleutre, enterre sa grand-mère. Accompagné de son amoureux, le pétulant Prior (étonnant Alexandre Le Nours), il tente de faire son deuil, de soulager sa conscience pour ne pas avoir été le petit fils idéal. Très vite, la maladie du siècle, le sida va s’insinuer entre les deux amants. Démocrate convaincu, Américain amoureux de son pays, lâche face à l’adversité, Louis fuit, laissant son compagnon désespéré, en proie à des visions mystiques où un ange (surprenante Marie Quiquempois) le désigne comme le nouveau messie.
Se perdant dans les rencontres sans lendemain, le jeune homme fait la connaissance de Joe (troublant Pascal Neyron), un mormon qui n’assume pas sa sexualité. Marié à la singulière Harper (lumineuse Émilie Cazenave), qui noie son mal-être dans la prise excessive de valium faisant naître, dans son esprit perturbé, des hallucinations surréalistes, l’intègre et très républicain juriste a bien du mal à résister aux avances professionnelles et douteuses de son père de substitution, la star détestée et pourrie jusqu’à la moelle du barreau de New York Roy Cohn (tonitruant Antoine Caubet). Homosexuel refoulé, antisémite et raciste, ce dernier est la quintessence du salaud que la politique ultralibérale et conservatrice de Reagan a engendré, que le sida, contracté lors de rapports furtifs avec quelques jeunes hommes, va rattraper.
Décortiquant les destins croisés de ces âmes perdues, figures si symptomatiques des années 1980, Tony Kushner esquisse un portrait acide, cruel d’une société froide, prude, qui refuse la différence et écrase les minorités. Il dépeint, avec finesse et poésie, les errances d’une époque où les règles morales strictes, les dérégulations financières ont modifié en profondeur le monde à venir, celui du XXIe siècle. C’est toute la force de cette pièce fleuve, qui grâce à la mise en scène ingénieuse, la redécoupe resserrée du texte, faite avec l’accord de l’auteur, n’a pas pris une ride. Suggérant les « eighties » américaines par de simples petits détails, Aurélie Van Den Daele ancre l’histoire de Louis, Joe, Harper, Roy et Prior dans le présent et offre à l’ensemble une intemporalité bienvenue.
Des années Reagan, marquées par une stigmatisation des gays, touchés par ce fléau qu’est le sida, restent des séquelles dont les résurgences violentes ne cessent encore aujourd’hui de faire des ravages. Malgré les avancées sociales, il n’est toujours pas simple de vivre pleinement sa sexualité même dans les pays occidentaux, le mouvement manif pour tous, si mal nommé, en est l’une des stigmates les plus flagrants en France. Ainsi, utilisant une histoire du passé, le stéréotypage assumé des personnages créés par Tony Kushner, Aurélie Van Den Daele interroge sur le présent, sur le rapport aux autres, à la société, sur notre place dans un monde finalement si refermé sur lui-même, où la finance a pris le pas sur les libertés individuelles.
Si l’on peut regretter quelques longueurs, quelques scènes achoppées, tout particulièrement celle de l’apparition de l’ange à Prior, totalement obscure, incompréhensible, on est totalement embarqué par ce spectacle monstre, puissant qui saisit par sa fraîcheur, sa simplicité et la fougue de ses comédiens. Au nombre des quels ont notera surtout l’interprétation hallucinée et délirante d’Emilie Cazenave, extraordinaire en Harper, le jeu exalté, vibrant de Pascal Neyron, épatant en mormon dont le vernis conservateur est sur le point de craquer de toute part, enfin la présence multiple et fabuleuse de Julie Le Lagadec, qui se glisse avec une aisance confondante dans la peau de plusieurs personnages. Hilarante en Rabbin déphasé, cinglante en médecin annonciateur de mauvaises nouvelles, poignante en mère mormone, décalée terriblement humaine, elle est effroyablement drôle en ange de la mort, en spectre persécuteur qui hante la fin apocalyptique de cet Angels in America, « made in France », rythmé et captivant.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Angels in America de Tony Kushner
Théâtre de l’Aquarium
La cartoucherie
Route du champs de manœuvre
75012 Paris
mise en scène d’Aurélie Van Den Daele (artiste associée), assistée de Mara Bijeljac
traduction de Gérard Wajcman et Jacqueline Lichtenstein (version écourtée avec l’approbation de Tony Kushner)
dramaturgie d’Ophélie Cuvinot-Germain,
lumière, vidéo, son et scénographie : Collectif INVIVO (Julien Dubuc, Grégoire Durrande, Chloé Dumas)
costumes de Laetitia Letourneau
avec Antoine Caubet, Émilie Cazenave, Grégory Fernandes, Julie Le Lagadec, Alexandre Le Nours, Sidney Ali Mehelleb, Pascal Neyron, Marie Quiquempois