Que reste-t-il cinquante ans après des rêves de la génération peace and love, de cette jeunesse dorée, droguée, qui rêvait d’un nouveau monde, plus juste, plus humain ? Pas grand chose, si on en croit la satire corrosive du lucide et brillant Mike Bartlett. S’emparant de ce texte acide, mordant, Nora Granovsky signe un spectacle piquant, ciselé, qui malgré quelques baisses de régime enchante.
En 1967, dans un salon d’une banlieue de Londres, qui prend vie grâce à quelques meubles, quelques objets dispersés çà et là, deux frères épiloguent sur leur avenir, confrontent leurs points de vue différents sur la vie. L’ainé, Henry (étonnant Emile Falk-Blin) a tout du petit cadre étriqué, respectueux des règles. Il travaille dur pour un salaire de misère. Le benjamin, Kenneth (excellent Bertrand Poncet) est étudiant à Oxford. Brillant, dilettante et exubérant, il rêve d’ailleurs, d’une société sans barrières, tout en vivant au crochet de la société, de ses parents. L’arrivée de la perchée fiancée du premier, la très jolie Sandra (décalée et lumineuse Jeanne Lepers) va finir de creuser le fossé existentiel entre les deux frangins. Quelques joints, quelques baisers échangés, vont faire fi des codes familiaux, le plus jeune emballe la damoiselle et fuit la banalité du quotidien pour un monde fantasmé.
Vingt ans plus tard, on retrouve nos deux tourtereaux. Ils sont mariés, vivent dans un pavillon de banlieue triste et morne et sont flanqués de deux enfants. Loin de leur rêve de jeunes adultes libertaires, le thatchérisme a eu la peau de leurs belles idées d’idéalistes. Survivants à haute dose d’alcool, ils ont fini par entrer dans le triste moule de la normalité. Niant leurs anciennes idéologies, le couple, caricature de la petite bourgeoisie, brûle les derniers feux de leur passion passée dans la tromperie anéantissant à jamais l’espoir d’un avenir radieux pour leur progéniture. Il faudra encore 20 ans, et des années de crise économique, pour que leur fille (épatante Juliette Savary), la quarantaine approchant, leur demande un solde de tout compte pour avoir bousillé sa vie, celle de son frère, le jour où ils ont abandonné de donner un sens à leur vie.
Avec un cynisme drolatique, une espièglerie noire, Mike Bartlett ausculte les maux de cette société utopiste des années 1960 qui n’a pas su aller jusqu’au bout de leur paradigme, s’adapter à l’agressivité économique. Les années passant, le sexe, la drogue et le rock’n roll consommés à outrance, leurs chimères consumées par la triste et banale réalité, les hérauts de la génération baba-cool se sont perdus en chemin et ont fini par s’enfermer dans tous les clichés qu’ils raillaient, combattaient. Plume acérée, le dramaturge anglais esquisse un portrait au vitriol de ces adultes sacrifiés sur l’autel de la mondialisation et signe une pièce douce-amère terriblement drôle, sensiblement mélancolique, que la mise en scène fine, enjouée, de Nora Granovsky souligne avec ingéniosité. Si parfois le propos de ce règlement de compte familial retombe faute d’un rythme soutenu sur la totalité du spectacle et se perd dans quelques digressions inutiles, l’ensemble séduit et nous attrape en plein vol nous obligeant à réfléchir aux idéaux, aux valeurs que nos parents nous ont transmises et à ceux, celles que l’on léguera à nos enfants.
Errants dans un monde de désillusions et de désespérances, nos quatre âmes égarées se débattent comme elles peuvent. La mère, admirablement campée par Jeanne Lepers, comédienne virtuose et déphasée, aux faux airs de Mélanie Laurent, se noie dans l’alcool et le sarcasme. Le père, un épicurien, qu’interprète avec ingéniosité et malice Bertrand Poncet, tente tant bien que mal de garder les pieds sur terre alors que son esprit est embrumé par trop d’herbes et de vin blanc. La fille, dans la peau de qui s’est glissée la surprenante Juliette Savary, essaie de survivre face à ses deux parents qui ne la comprennent pas et plonge dans les abysses de la dépression. Enfin, le fils, habité par le solaire Emile Falk-Blin, s’enfonce dans ses névroses et la neurasthénie.
Conquis par cet état des lieux grinçant et drolatique sur un monde qui s’est perdu dans les vapeurs de substances illicites et qui a engendré un monstre velléitaire, le public savoure avec un malin plaisir cette gourmandise acidulée, pétillante, un brin amer, cette critique hilarante d’une société en déshérence que quelques notes des Beatles viennent enchanter.
Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore
Love, love, love de Mike Bartlett
Comédie de Picardie
62, rue des Jacobins
80000 Amiens
Du 23 novembre au 29 novembre 2017
Centre culturel Grossemy
Cours Prom. Kennedy
62700 Bruay-la-Buissière
Du 14 au 15 décembre 2017
Cratère – Scène Nationale d’Alès
Square Pablo Néruda, Place Barbusse
30100 Alès
Du 6 au 7 février 2018
Durée 2h10
Reprise Théâtre de Belleville
94 rue du faubourg du temple
75011 Paris
jusqu’au 29 décembre 2018
Mise En Scène de Nora Granovsky
Traduction de Kelly Rivière & Blandine Pélissierk
Création Sonore d’Antoine Pesle
Création Vidéo Et Scénographie de Pierre Nouvel
Regisseur General : Benoit Andre
Avec : Bertrand Ponce, Emile Falk-Blin, Jeanne Lepers Et Juliette Savary
Crédit photos © Pierre Nouvel