Comment programme-t-on ? Ce mystère de spectateur est d’autant plus grand au Kunsten que l’immanquable rendez-vous de la capitale belge laisse la part belle à la coproduction d’œuvres inédites, choisies avant d’être vues. Alliée à un certain goût pour le hors-pistes, cette singularité fait de ce festival de printemps une sorte de laboratoire de formes parfois risqué mais toujours stimulant. En 2018, Daniel Blanga Gubbay, chercheur et curateur, était nommé à sa tête, en binôme avec Dries Douibi. Lorsqu’on le rencontre, le calme et la discrétion du Bruxellois d’adoption, né à Milan d’une famille syro-libanaise, cachent une curiosité suractive. De celles qui amènent à parcourir le monde à la rencontre d’artistes connus ou inconnus, à penser des collaborations internationales ou bien circonscrites au territoire si particulier du festival. La qualité d’écoute et de regard qui se devine immédiatement, elle, reflète un aspect central du travail : l’attention et la minutie dans le dialogue avec les artistes. C’est cette méthode qui permet aux deux codirecteurs de dénicher des formes et des gestes aux prises avec les spécificités de contextes tous différents les uns des autres. À quelques semaines du lancement de cette 29e édition, on peut déjà dire que celle-ci a permis d’assembler un programme protéiforme, ouvert sur la ville et sur le monde, étendu au-delà des formats canoniques.
Comment vous sentez-vous, quelques jours après l’annonce de la programmation 2024 ?
Je suis content. Cette édition compte beaucoup d’artistes peu connus, qui viennent au festival pour la première fois, mais on a doublé le nombre de réservations au premier jour d’ouverture de la billetterie par rapport à l’année dernière. C’est magnifique de voir que public fait confiance et accepte de se lancer dans l’inconnu.
Quelles sont les lignes de force de cette édition ?
Cette année, environ 85% des pièces qui seront montrées sont des créations. Nous avons des grands noms — le Back to Back Theatre, lion d’or de la Biennale de théâtre de Venise cette année, ou Anne Teresa de Keersmaeker — et d’autres projets initiés par le festival en dialogue avec les artistes. Cet aspect est important dans cette édition. Il s’agit de voir le festival non pas comme un contexte de présentation, mais comme un contexte de production pour des formes qu’il serait difficile d’imaginer ailleurs. Pas seulement par plaisir, mais aussi par nécessité d’accompagner les artistes dans leur désir d’aller au-delà des formats standard, de garder l’imagination ouverte par-delà ce que l’on sait qu’il est déjà possible de présenter.
À quels projets pensez-vous ?
On est en train d’accompagner Lia Rodrigues dans un très grand projet : une parade dans l’espace public qu’elle va chorégraphier et qui s’inscrira à l’intérieur de la Zinneke Parade, laquelle touche 300 000 citoyens chaque année. Il y a aussi le projet de Danh Vo, un artiste-plasticien qui a présenté des installations monumentales dans les plus grands musées du monde, et dont l’idée consiste à transformer un corbillard en un magasin de fleurs nomade voué à circuler dans la ville de Bruxelles. Une collaboration a lieu avec les élèves d’une école d’automécanique bruxelloise. Ces élèves ont entre seize et dix-huit ans, leur école est très peu sollicitée par les projets artistiques. Ce partenariat s’inscrit dans une réflexion que l’on mène au sein du Kunstenfestivaldesarts, avec la Free school, sur les savoirs invisibilisés. C’est une recherche de pédagogie expérimentale. Danh est donc en train de transformer avec les élèves cette voiture en magasin de fleurs, mais aussi en train de réaliser des compositions de fleurs et d’éléments mécaniques. Ce faisant, il amène à marier le végétal et le mécanique, mais aussi des pratiques considérées inversement genrées.
Il y a cette année beaucoup de projets in situ ou en extérieur…
Les projets de Danh Vo et Lia Rodrigues sont des projets gratuits pour l’espace public. Ils répondent à notre volonté de ne pas recourir à des formats préétablis mais de construire la forme en conversation avec les artistes à partir de ce qui les anime. Il y aura pas mal de spectacles dans les théâtres, mais également dans d’autres lieux. C’est le cas du projet de Carolina Bianchi et Carolina Mendoça. Carolina Bianchi travaille beaucoup sur sa relation avec les artistes de la génération précédente, et dans We do not comfortably contemplate the sexuality of our mothers, elle noue une relation très forte avec l’œuvre de Chantal Akerman. Dans la discussion, le projet a émergé comme ne sorte de film sans images. Nous avons donc fait le choix de le présenter dans un cinéma bruxellois abandonné depuis les années 80, où règne une atmosphère assez unique. C’est le cas, aussi, de la pièce Nest de l’artiste kirghize Chagaldak Zamirbekov. Au Kirghizstan les théâtres sont gérés par le gouvernement. La seule manière de créer, pour les compagnies indépendantes, c’est de le faire dans des appartements. Nest a donc aussi été créé dans un appartement de Bishkek transformé en théâtre, le Theatre 705, lequel porte un discours central pour la jeunesse locale, pro-démocratie, féministe, pro-LGBTQ… C’est là-dedans qu’a été créé ce bijou théâtral. Les personnages s’y croisent dans un couloir que les spectateurs observent depuis les chambres. Cet espace devient la métaphore d’une nation, de la possibilité ou non de cohabiter dans un même état, du sentiment d’aliénation qui fait monter l’extrême-droite au Kirghizstan.
La primauté donnée à la coproduction donne une grande place à l’imprévu, puisque vous ne savez pas à priori à quoi ressembleront les œuvres. Comment programmez-vous ?
Concernant les créations, on a beaucoup de conversations avec les artistes à propos de leurs désirs, leurs intentions et leurs rêves. On va les voir au travail, on voyage pour cela, on suit les répétitions, mais on découvre les premières ici. Cette spécificité impacte toute l’organisation : la technique, la production, la communication — l’équipe écrit souvent sur des choses qui n’existent pas encore… Mais c’est cela qui nous passionne : ne pas construire un best-of de ce que l’on a vu, mais plutôt réfléchir à ce que l’on juge important de montrer. Avec Dries [Douibi], on programme vraiment à deux. On voyage le plus souvent séparément, mais on finit toujours par décider ensemble. On confirme nos choix au moment où l’on est tous les deux sûrs de pouvoir défendre un projet indépendamment du résultat, lorsque l’on croit en la nécessité, qu’elle soit politique ou formelle, de le montrer.
On parle souvent, dans le contexte actuel, d’une nécessité de « relocaliser » la création ; cependant, les échanges internationaux permettent des frictions bénéfiques entre différentes localités de discours et d’esthétiques. Frie Leysen, la créatrice du festival, elle-même était une défenseuse de la circulation des artistes et des œuvres à l’international. Comment le Kunsten fait-il face à cette question ?
C’est une réflexion assez présente pour nous. La manière de faire un festival a beaucoup évolué, certes. Mais je revendique que le Kunsten soit un festival international, parce que nous en avons besoin, et que j’ai l’impression que la tentation inverse porte le risque d’un repli local. Il ne s’agit pas uniquement de soutenir des artistes issus de contextes qui favorisent parfois plus difficilement la création, même si c’est important. Les institutions européennes ont toujours joué un rôle fondamental de soutien aux artistes, notamment à celles et ceux qui, dans leur propre pays, sont en position de dissidents ; cela reste une réalité, et les discours invitant à un recentrage local risquent de ne pas tenir compte de la situation complexe de certains pays. Mais c’est avant tout le public qui a besoin d’être confronté à d’autres perspectives. La rencontre directe avec des artistes d’autres régions du globe ne permet pas seulement de mieux comprendre le monde, mais d’en avoir une vision plus complexe, et de ne pas non plus résumer exclusivement certains contextes à certaines formes. Cela dit, les urgences du présent font que l’on ne procède pas de la même manière qu’il y a dix ans. Mais j’ai aussi peur des propos qui simplifient la question en opposant l’international et l’écologie, et du risque de voir le discours sur la localité récupéré par le nationalisme populiste.
Comment faites-vous face à ces urgences, parmi lesquelles les problématiques écologique et budgétaire ?
La question, c’est ce que l’on peut faire dans un contexte de restrictions budgétaires, mais aussi quelles sont nos priorités. Pour nous, la partie coproduction a toujours existé, elle ne change pas. Dans la volonté de garder une programmation internationale, et avec l’augmentation des coûts et un engagement plus durable, beaucoup plus souvent on organise des tournées avec les projets que l’on invite. La spécificité du festival est de souvent travailler avec des artistes souvent pas encore connus en Europe : il s’agit donc de rechercher activement les partenaires, de construire un réseau, etc.
Vous avez une formation théorique, vous avez étudié la philosophie auprès de Giorgio Agamben… Cela guide-t-il votre approche ?
J’aime penser le travail sur un festival de création comme une pratique. La programmation n’est pas la traduction d’une pensée, mais une façon de penser en soi : on n’applique pas des concepts à la programmation, mais on voit apparaître les concepts en programmant, puisqu’ils émergent des œuvres. Je vois ce travail comme une recherche qui poursuit les autres gestes que je mène ailleurs. Pour moi, l’art est moins un objet de réflexion qu’un ensemble ouvert de formes de réflexion et de manières de penser : j’ai la chance de le faire avec des artistes à l’international.
Le festival fêtera sa trentième édition l’année prochaine. Comment trouvez-vous l’équilibre entre cet héritage conséquent et la recherche d’avant-garde ?
On est très proche de la mission à l’origine du festival, défendre des formes pointues, exigeantes, et en même temps rapprocher les communautés flamande et francophone — même si Bruxelles a beaucoup évolué et compte aujourd’hui beaucoup plus de communautés, la question se pose toujours. Quand on est curateur, on ne part jamais d’une page blanche. On essaie d’accompagner une institution, un projet qui était là avant nous, et qui sera là après nous. En revanche, il est important de toujours se renouveler pour continuer à défendre le même projet. Même dans le choix des artistes, on articule le projet entre le suivi de fidèles — puisque la création dépasse toujours les projets seuls, et les artistes doivent savoir qu’ils ont le droit de se tromper — et le désir de nouveauté, que l’on défend sans en faire un principe systématique qui rentrerait alors dans des logiques néolibérales.
Comment se dessine, aujourd’hui, l’horizon d’un festival comme le Kunstenfestivaldesarts ?
Dans la continuité. On prépare les éditions en avance, mais on ne se pose pas en avance la question de ce que l’on va dire, par peur de réduire le regard. L’année dernière, le programme proposait trente-quatre visions du monde différentes. Il faut rester à l’écoute de chaque singularité. Nous essayons de programmer de façon organique. Ne pas vouloir imposer une vision spécifique, mais laisser émerger des visions justes.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Kunstenfestivaldesarts
Du 10 mai au 1er juin 2024
1000 Bruxelles