Avec Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre, Elsa Granat questionne l’évolution de la place des femmes dans la société. Le personnage éponyme d’Ibsen est la représentation même de ces femmes-objets à qui l’on ne demande rien de plus que de rester à leur place d’épouse et de mère. « Sois belle et tais-toi ! » Pourtant, avec une grande force de caractère, Nora n’hésita pas une seconde, pour sauver son époux, à prendre en main les choses. Ce qui causera à la fois sa perte et sa renaissance. Car à la fin de la pièce, consciente qu’elle n’est pas à sa place, la jeune femme abandonne mari et enfants.
Le patriarcat mis à mal
Elsa Granat explore cet après pour mieux revenir sur la pièce et en apporter une lecture passionnante. Le spectacle démarre sur un vaste chantier vide couvert de bâches transparentes. On est loin des ors du XIXe siècle ! Arrivent des femmes vêtues de vêtements de protection, Suzanne, Laura et Camilla. Elles ne sont pas là par hasard ! On les a déjà croisées dans La dame de la mer, Le Petit Eyolf… L’une est la femme de l’auteur, la seconde l’écrivaine dano-norvégienne qui a servi de modèle à Nora, et la troisième son amie féministe. Un homme entre : c’est Ibsen et elles vont littéralement le statufier ! Ce premier acte génial donne de suite le ton.
Plus tard, trois jeunes adultes surgissent. Ils sont en deuil. Leur père vient de mourir. Très vite, on comprend qu’ils sont les fameux enfants de Nora et qu’enfin on va savoir ce qu’ils sont devenus et comment ils ont grandi avec le manque de leur mère. En triant les papiers, ils découvrent que celle-ci vit dans un Ehpad. Ils vont lui demander des comptes, tenter de comprendre et faire revivre son passé. Dans un tourbillon d’astuces scéniques et dramatiques, on passe sans peine du XXe au XIXe siècle.
Une exploration formidable
Elsa Granat décortique avec esprit les grandes scènes d’Une maison de poupée, laissant largement résonner la pièce avec une société qui, aujourd’hui, revendique la fin du patriarcat étouffant qui gangrène les rapports humains. Comme elle l’avait fait avec King Lear Syndrome ou les mal élevés, la jeune femme se sert d’un classique pour nous confronter aux maux de notre époque. Au final, elle redonne la parole au grand dramaturge norvégien qui, à travers un discours poignant, nous fait monter les larmes aux yeux.
C’est une pièce dense, mais si elle peut apparaître comme un beau foutoir d’idées, il n’en est rien : celles-ci sont si ingénieusement et intelligemment négociées qu’elles y trouvent toutes leur place. De même pour sa mise en scène foisonnante et virevoltante. Les comédiennes et comédiens, issus de l’ESAD, forment deux distributions en alternance. S’ils possèdent la fougue de la jeunesse et les maladresses qui vont avec, ce qui est certain, c’est qu’ils sont à leur aise sur le plateau. On retiendra surtout l’excellence des prestations d’Hélène Clech (Camilla et Nora) et d’Antoine Chicaud (Ibsen et Torvald) qui sont promis à un bel avenir. Ce spectacle d’une grande qualité se joue à guichets fermés, ce qui est amplement justifié et mérité. À suivre, donc…
Marie-Céline Nivière
Nora, Nora, Nora ! de l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre, texte et mise en scène d’Elsa Granat.
Théâtre de La Tempête – Salle Copi.
Cartoucherie – Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris.
Jusqu’au 31 mars.
Durée 2h15.
D’après Une maison de poupée d’Henrik Ibsen.
Avec en alternance Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices Gisèle Antheaume, Victoria Chabran.
Dramaturgie de Laure Grisinger.
Assistanat à la mise en scène Zelda Bourquin.
Scénographie de Suzanne Barbaud.
Lumières de Vera Martins.
Son de Mathieu Barché.
Régie générale et plateau Quentin Maudet, régie plateau et habillage Sabrina Durbano.
Approche chorégraphique de la tarentelle de Tullia Conte et Mattia Doto.