Trois notes d’une sonate ancienne se rappellent à notre bon souvenir et nous entraînent dans le salon nouveau riche de cette chère Verdurin. S’emparant avec virtuosité et malice de l’œuvre féconde de Proust, Nicolas Kerszenbaum nous invite à une variation contemporaine et pop du premier volume de son roman monstre et signe une satire fascinante de cette comédie douce-amère qu’est la vie.
Des néons roses, parfaitement alignés, disposés à espace régulier, diffusent une lumière tamisée, rappelant quelques charmants et luxurieux boudoirs d’un hôtel particulier parisien. Sur une estrade, côté court, une femme, une demi-mondaine, une cocotte, Odette de Crécy (éblouissante et évanescente Marik Renner), toute de noir vêtu, accroupie dans la pénombre, attend de capter notre attention. Côté jardin, un pianiste (épatant Guillaume Léglise) et un bassiste (surprenant Jérôme Castel) égrènent quelques notes de musique qui accentuent l’atmosphère sulfureuse, licencieuse des lieux. Au centre, un homme et une femme se dandinent en silence, l’un à tout du paon, l’autre de la poule. Le premier est Elstir (extraordinaire et envoûtant Gautier Boxebeld), un peintre vaniteux plus connu sous le nom de Biche, la seconde Sidonie Verdurin (truculente et lumineuse Sabrina Baldassarra), une parvenue qui se rêve grande dame, une précieuse qui blablate sans réfléchir. C’est dans cette ambiance surréaliste que l’aristocratique et raffiné Swann, c’est-à-dire nous, public, fait son entrée.
Et c’est là toute l’ingéniosité de cette adaptation contemporaine concoctée par Nicolas Kerszenbaum. Brisant le quatrième mur en conviant les spectateurs à interpréter à leur corps défendant le personnage principal de cette variation théâtrale et musicale du premier roman de Marcel Proust, il nous entraîne au cœur d’une passion dévorante, celle de Swann pour Odette, d’une fable cruelle où l’amitié se calcule à l’once de sa richesse et de sa place dans le beau monde. Puisant dans l’œuvre du célèbre écrivain ses longues tirades, ses phrases qui n’en finissent pas à la rythmique si singulière, si poétique, y ajoutant quelques répliques bien senties de son cru, il signe une pièce fort intrigante, une comédie musicale noire, une cantate aux accents âpres et mélancoliques, qui séduit et ensorcelle.
Pris à parti par les comédiens, on se glisse rapidement dans la peau du silencieux et élégant Swann. En mondain rusé, on observe cette galerie de caractères fort pittoresques et bigarrés. On s’amuse des reparties faussement idiotes et totalement saugrenues de la gouailleuse Verdurin, des péroraisons prétentieuses et empruntées de Biche. On se laisse submergé par la beauté mélodique des Gymnopédies de Satie, de quelques morceaux de Portishead et de la Danse macabre de Saint-Saens. Enfin, on se laisse prendre au charme volubile de l’ingénue Odette. Certes, sa délicatesse un peu vulgaire, son verni trop superficiel, fait d’elle une femme qui « n’était pas notre genre. » Mais, la magie des sentiments en a décidé autrement. Son corps souple, sensuel, son visage boticellien, aux traits réguliers, son regard éperdu de bêtises, sont des poisons aliénants qui instillent la passion et la jalousie au plus profond de notre cœur palpitant.
Si l’on peut regretter les digressions économiques et sociales du metteur en scène, qui emprunte à Piketty ses théories, le temps d’un jeu sans grand intérêt, on est totalement emballé par sa vision romanesque et glamour rock des amours perdues entre le dandy taciturne et la cocotte céleste et par les interprétations virtuoses de ses comédiens. Sabrina Baldassarra est formidable en parvenue désopilante autant que féroce. Elle donne à son personnage de riche idiote une profondeur acidulée, une puissance comique des plus savoureuses. Marik Renner prête sa plastique sensuelle à Odette, transformée ici en obscur objet de désir que magnifient les lumières de Nicolas Galand. Voix chaude, gestes légers, charnels, elle est tout simplement divine. Quant à Gautier Boxebeld, il campe avec espièglerie et facétie un Elstir veule et ambitieux, avant de se glisser dans la peau torturée d’un Swann consumé d’amour. Littéralement habité par son personnage, il crève la scène et nous entraîne dans les méandres tortueux d’une passion dévorante.
Conquis par cette partition aigre-douce, cette petite comédie du monde si cher à Proust, à l’instar des protagonistes, on aimerait entendre encore longtemps cette petite sonate de Vinteuil, si belle, si cruelle, à mordre encore dans cette madeleine exquise, à se laisser avoir par ce pastiche si réussi de la vie. Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Swann s’inclina poliment d’après Marcel Proust
Théâtre de Belleville
Passage Piver, au 94 rue du faubourg du temple
75011 Paris
jusqu’au 3 décembre 2017
du mercredi au samedi à 21h15 et le dimanche à 17h00
durée 1h30
Festival d’Avignon le OFF
Le 11.Gilgamesh Belleville
11, bd Raspail
84000 – Avignon
Du 5 au 28 juillet 2019 à 22h25 (relâches les 10, 17 et 24 juillet 2019)
Durée 1h25
Adaptation et mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Assisté de Gautier Boxebeld et Emmanuelle Peron
Avec Sabrina Baldassarra, Marik Renner et (en alternance) Gautier Boxebeld ou Thomas Laroppe
Conception musicale Guillaume Léglise
Musiciens Guillaume Léglise et Jérôme Castel
Création lumières Nicolas Galland
Scénographie Louise Sari
Régie générale et son Laurent Legall
Crédit photos © Alex Nollet