Comment représenter l’absence sur les planches d’un théâtre ? C’est à cette question essentielle et centrale que tente de répondre Julia Perazzini dans ce nouveau seule-en-scène. Invitant le deuil au plateau, l’artiste suissesse troque le monologue introspectif pour un dialogue inventif dans lequel elle convoque le disparu. En vérité, elle n’a jamais connu son frère. Le nourrisson de huit mois est parti sept ans avant qu’elle ne vienne au monde. Finalement, la place consacrée au réel reste très limitée. L’enjeu est ailleurs.
Performance, rituel, réunion de famille
Dès le départ, Julia Perazzani saisit par sa radicalité. Agenouillée dans la pénombre, la comédienne s’attèle à interpréter a cappella Your Song d’Elton John. La lenteur peut surprendre. Plus encore qu’un parti-pris du spectacle, elle sera sa philosophie. Le Souper échappe à la logique de simple divertissement, il s’agit davantage d’une démarche artistique et, sans nul doute, thérapeutique.
La performeuse fait découvrir à ce grand frère tout ce qu’il aurait logiquement dû lui apprendre. Le langage. Les sensations. Le repas devient le prétexte parfait pour un éveil des sens. Ce petit frère nous apparaît dans un demi-sourire : la comédienne est ventriloque. En avant-scène, regard fixe, elle laisse l’effet de surprise s’estomper pour révéler la sagesse et la touchante naïveté de ce petit fantôme. Par ses pas de côté dans l’échange, le disparu défie l’ordre des choses. C’est la curiosité qui trahit son inexpérience. Mais à l’injustice de son départ prématuré répond une sérénité saisissante. Doucement, on dissocie ces deux personnages et on accepte sans mal qu’une même comédienne porte le dialogue.
(Dé)possédée
L’héroïne qui nous fait face n’y va pas par quatre chemins : ce frère, auquel la pièce est consacrée, est un illustre inconnu. De son court passage sur Terre, il y a peu de souvenirs. Assez pour que le cœur se serre. Trop peu pour qu’un portrait s’esquisse véritablement. C’est donc avec peu d’informations que Julia Perazzini a dû composer. Un cadre photo posé à côté du sien, un prénom et c’est à peu près tout. Heureusement, l’artiste a des ressources, à commencer par une imagination redoutable qui la mène de bout en bout dans une infatigable quête d’apaisement, bien plus que de vérité. À l’exception des informations de l’autopsie, tout doit être imaginé pour qu’un dialogue soit possible.
L’espace scénique est nu, simplement recouvert d’un immense tissu de velours vert sapin. Ce sera une nappe, un lit, un fleuve. Comédienne chevronnée que l’on a vu chez Émilie Rousset, Valerio Scamuffa ou encore Denis Maillefer, Julia Perazzini maîtrise l’art de la convention. Avec cette scénographie légère, l’imagination du spectateur fonctionne à plein régime. Tout est possible. Même l’impossible. À travers ces images à la simplicité trompeuse, c’est en fait un jeu très précis, un sens très aiguisé de l’espace et une poésie saisissante qui transparaissent. Artiste associée du Théâtre Public de Montreuil, elle n’a pas fini de nous séduire. Alors que les représentations sont en cours, elle travaille déjà sur une prochaine pièce, Dans ton intérieur. Une perspective prometteuse !
Mathis Grosos
Le Souper de Julia Perazzini
création en novembre 2019 à L’Arsenic – centre d’Art contemporain, Lausanne
Théâtre Public de Montreuil
salle Maria Casarès,
63 rue Victor-Hugo
93100 Montreuil
jusqu’au 6 mars 2024
durée
conception et jeu – Julia Perazzini
musique live de Samuel Pajand
collaboration artistique et dramaturgie – Louis Bonard
assistant scénographie – Vincent Deblue
lumière et régie générale – Philippe Gladieux
regard extérieur – Marie-Noëlle Genod
régie son – Félix Perdreau
costumes de Karine Dubois