Au commencement, il n’y a rien. Rien que la voix de deux personnages qui s’écharpent dans l’obscurité. Leur colloque à San Francisco s’est vu mis entre parenthèses face au risque d’une attaque soviétique. Nous sommes en 1986. Confinés dans le noir, deux scientifiques, Rosa et Lüdo, se trouvent confrontés à de la panique, des insultes et, contre toute attente, du désir.
Un millefeuille dramatique
Tous comme leurs collègues Luca (David Geselson) et Adèle (Adeleine Guillot), Lüdo (Elios Noël) et Rosa (Kayre Latgusà) travaillent sur l’ADN pour comprendre le lien entre homo sapiens et homme de néandertal. L’occasion de mettre leurs propres gènes en question. Que garde-t-on d’un parent ? Comment faire famille ? Que faire de la menace eugéniste ? Où commence l’humain ? L’inhumain ?
Contrairement aux apparences, il n’est pas tant question de sciences dures dans la pièce de David Geselson, mais plutôt d’anthropologie, d’histoire, de philosophie… En fait, ce qui intéresse l’artiste, c’est davantage qui fait la science. Derrière les masques, les protocoles et les gants de latex, il met en lumière les réalités d’une équipe de chercheurs. Ambitions dévorantes, erreurs professionnelles, vie de famille reléguée au second plan…
C’est un millefeuille dramatique où se répondent une maladie dégénérative de la mémoire, un enfant hors mariage et le souvenir encore vif du massacre de Srebrenica. La trame de fond reste largement conditionnée par les territoires, à commencer par celui d’Israël où Rosa aimerait retrouver sa mère. On suit alors les tergiversations du pouvoir pour établir un traité de paix avec l’Organisation de Libération de la Palestine. Projets qui se voient compromis par l’assassinat du Premier Ministre Yitzhak Rabin en 1995, après des mois de mobilisations de l’extrême droite israélienne qui le perçoit comme un traître.
Texte, sous-texte et contexte
À bien y réfléchir, on pourrait penser que le Festival d’Avignon n’a pas fait honneur à la dernière création de David Geselson. Il faut préciser qu’aucun festival n’aurait pu le faire, sans doute. C’est un spectacle dense, un univers qui se construit sous nos yeux, des existences qui se matérialisent sur un plateau. C’est en somme une pièce qui a besoin de respirer, mieux ; de résonner.
Hier, Libération l’annonçait : le gouvernement israélien a franchi un palier. Depuis l’attaque du 7 octobre 2023, le parti d’extrême droite de Benyamin Netanyahou s’est rendu responsable de la mort de plus de 30.000 palestiniens. Difficile de ne pas avoir ce bilan catastrophique en tête quand Bill Clinton, tout sourire, pérore sur la portée historique des accords d’Oslo.
La violence des images d’archives projetées et la vigueur avec laquelle les personnages y réagissent sont d’une triste contemporanéité. Le théâtre de David Geselson est celui du texte, du sous-texte et du contexte. Le dramaturge inscrit la petite tragédie de ses protagonistes dans la grande. De 1986 à 2001, des rues de Munich à celles de Jérusalem, de l’université de San Francisco aux cratères « encore frais » de Zagreb, partout la violence résonne.
Pour donner à voir cette complexité, l’auteur et metteur en scène auquel on devait déjà Doreen part de zéro ; le théâtre se crée sous nos yeux. D’abord, on entend ses personnages. Puis, alors que la salle est baignée dans la lumière pour une conférence, le public est révélé à lui-même. Ensuite, c’est le décor qui se construira car les meubles sont au sol et le sol est meuble puisque recouvert de terre. Dans Neandertal, tout est vivant. D’ailleurs Jérémie Arcache, violoncelliste, et Marine Dillard, dessinatrice, se mêlent aux comédiens. Des choix salutaires pour ce spectacle qui en dit tant sans jamais être verbeux. La prouesse de David Geselson est de faire du théâtre, art éphémère par définition, un medium privilégié pour laisser une trace.
Mathis Grosos
Neandertal de David Geselson
création juillet 2023 au Festival d’Avignon
Théâtre Gérard Philippe
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
Du 28 février au 11 mars
Durée 2h20
Tournée
15 au 17 mars 2024 au Théâtre-Sénart Scène nationale (Lieusaint)
21 mars 2024 au Gallia Théâtre Scène conventionnée d’intérêt national art et création de Saintes
le 4 avril 2024 au Théâtre de Choisy-le-Roi Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité́ linguistique
10 au 12 avril 2024 à La Comédie – Centre dramatique national de Reims
22 au 26 mai 2024 à la Comédie de Genève
30 mai 2024 au Théâtre de Lorient Centre dramatique national
Texte et mise en scène David Geselson – Compagnie Lieux-Dits
En français, surtitré en anglais
Avec David Geselson, Adeline Guillot, Marina Keltchewsky, Laure Mathis, Elios Noël, Dirk Roofthooft et Jérémie Arcache (violoncelle), Marine Dillard (dessins)
Scénographie de Lisa Navarro avec la collaboration de Margaux Nessi
Lumière de Jérémie Papin avec la collaboration de Rosemonde Arrambour
Vidéo de Jérémie Scheidler
Son de Loïc Le Roux avec la collaboration d’Orane Duclos
Musique originale de Jérémie Arcache
Costumes de Benjamin Moreau avec la collaboration de Florence Demingeon
Regard extérieur de Juliette Navis
Collaboration dramaturgique Quentin Rioual
Construction du décor – MC93 – Maison de la culture de la Seine-Saint-Denis