Ambre Kahan © Matthieu Sandjivy
© Matthieu Sandjivy

Ambre Kahan fait sien L’art de la joie de Goliarda Sapienza

À la MC93, après l’avoir créée en novembre dernier à la Comédie de Valence, la prometteuse metteuse en scène donne chair et sang à l’œuvre culte de l’autrice sicilienne. 

Ambre Kahan : C’était en 2019. J’étais en plein montage de production de ma précédente pièce Ivres, de Viripaev. Je n’arrivais pas à boucler mon budget. C’était assez frustrant car je travaillais dessus depuis quelques années déjà. J’avais besoin d’une perspective, de m’accrocher à un autre projet pour avoir l’impression d’avancer. Je cherchais un projet plus petit, plus raisonnable. J’ai donc commencé à lire des textes, des pièces. Ce que je fais rarement dans le cadre de mon métier de metteuse en scène. Je suis quelqu’un d’assez instinctif. À cette période, j’avais beaucoup d’échanges avec Amélie Casasole, qui était encore directrice du Théâtre de Villefranche-sur-Saône, autour des figures féminines de la littérature et notamment de l’autrice Albertine Sarrazin. De fil en aiguille, elle m’a conseillée de m’intéresser aux écrits de Goliarda Sapienza. Ne connaissant pas, j’ai foncé chez ma libraire, acheter son roman le plus emblématique, L’Art de la joie. J’avoue que devant le pavé que c’est, presque 800 pages, mon ardeur c’est un peu refroidie. Je ne pensais pas trouver la force, ne dormant plus depuis quelques années avec mes enfants en bas âge, lire devenait une épreuve. La curiosité a fini par l’emporter. J’ai été happée par le livre. C’était physique, comme si les mots étaient emplis d’une force attractive. J’ai dévoré l’œuvre. Et quand j’ai posé l’ouvrage, j’ai immédiatement appelé Amélie pour lui dire que ce serait ma prochaine création. J’étais, et je pense que je le suis encore complètement portée par le personnage de Modesta. J’avais besoin de la garder en moi, d’en décortiquer la moindre parcelle, de l’apprivoiser. 

Ambre Kahan : tout simplement, je n’avais jamais rencontré une héroïne de ce genre, de cette trempe. Je n’avais jamais lu une écriture aussi claire, limpide. D’ailleurs, je crois que c’est assez universel. La plupart des spectateurs avec lesquels j’échange, me disent tous à peu près la même chose, ce livre les a bouleversés et est devenu leur livre de chevet. Ces pages renferment une telle puissance littéraire et romanesque qu’on ne peut s’en détacher. Et surtout, la grande force de l’œuvre, c’est qu’elle n’est absolument pas moralisatrice. Modesta est une femme libre, qui ne laisse aucun dogme la dominer. Et cette liberté brute, vive, radicale se ressent dans la plume de Goliarda Sapienza. Elle parle librement de sexualité, elle rêve de réinventer le monde, de créer une sorte d’utopie. Je pense sincèrement que je n’aurais pas pu monter ce texte, il y a dix ans. Il n’aurait pas été reçu de la même façon, l’émancipation des femmes n’était pas encore aussi avancée qu’aujourd’hui. 

Ambre Kahan : Je ne sais pas. Un alignement de planètes certainement. Je commençais à peine à envisager d’adapter le roman, que tout s’est débloqué. Comme par enchantement, et grâce à la production déléguée du Quai – CDN d’Angers, je pouvais enfin monter Ivres. Et puis le covid est arrivé. Tout a été mis à l’arrêt. J’ai pu m’attaquer à l’adaptation pour la scène du texte de Goliarda Sapienza. Cela m’aura pris en tout quatre ans entre la première lecture et la création à Valence. Avant de me jeter à corps perdu dans cette aventure j’ai voulu vérifier si le passage de l’intimité de la lecture à l’incarnation était possible, j’ai alors invité pendant une semaine  à la MC93, cinq comédiens et comédiennes autour d’une table juste pour entendre le texte. Immédiatement, il y a comme une évidence. Ce qui est assez incroyable, c’est de se rendre compte, qu’actrice, elle-même, Goliarda Sapienza a un sens des dialogues – omniprésents dans l’œuvre, de la rythmique. Je n’ai d’ailleurs pas eu besoin de les réécrire ou d’en rajouter.
Après dès le départ, j’ai fait le choix d’adapter l’œuvre en entier, même si je savais que je serais obligée de scinder le roman en deux spectacles. C’était impossible de monter l’intégralité en une fois.Pour me lancer dans l’adaptation, j’ai eu besoin que quelqu’un me mette le pied à l’étrier, et Leïla Adam m’a aidé justement à me faire confiance. Je ne suis pas universitaire. Je me battais avec cette notion qui ne nous quitte jamais : la légitimité. C’est la première fois que je m’attelais à un tel exercice. Une fois lancée ça a été un travail minutieux, long, passionnant. Comme un mille-feuille ! J’ai aussi été accompagnée par Florent Favier qui écrit sous le nom de Paradis car il est acteur et poète, et je lui ai confié la mission d’écrire la partition d’un personnage qui n’apparaît que très brièvement dans la partie 3 du roman et qui s’appelle Giufà. C’est une sorte de Monsieur loyal qui permet d’apporter des respirations, des éclaircissements sur des éléments historiques et de prendre soin du public !

Ambre Kahan : Elle m’est tombée dessus ! Je me suis retrouvée sans Modesta à deux mois des répétitions et il fallait que la trouve. « Ça devait se passer comme ça » comme on dit… Ça a été une évidence, Entre nous, il y a eu une fulgurance. Je n’ai pas vraiment de mots pour expliquer cette complicité quasi immédiate. C’est comme si j’avais trouvé mon âme sœur. C’est très déroutant cette fusion qui nous unit. Mais je crois sincèrement, que ce n’aurait pas été elle, je n’aurais pu mener à bien cette aventure. En tout cas ça aurait été tout autre chose…

Ambre Kahan : Je travaille dès le premier jour des répétitions avec le décor, les costumes, la musique, les lumières et le texte su. Cela demande une toute autre façon de se préparer. C’est un véritable saut dans le vide pour toute l’équipe. D’ailleurs le prologue, nous l’avons fait comme on dirait au cinéma en une seule prise. La séquence entière a été conçue en un seul jet. 

Ambre Kahan : Merci ! Mais je n’ai pas vraiment de recette. Cela s’est fait à l’instinct, le mien et celui des comédiens. Je travaille beaucoup à partir d’images que j’ai dans la tête. Mais honnêtement, je ne savais absolument pas ce que cela allait donner au plateau. La seule chose qui était importante pour moi, c’est qu’avec chaque amant de Modesta, le traitement soit différent. Je suis quelqu’un de très pudique et donc nous avons avancé sur ces scènes avec une grande délicatesse. Je ne me voyais pas leur demander de se mettre nu par exemple. C’est donc venu de la nécessité du récit. Et nous avons beaucoup travaillé avec les lumières pour sculpter les espaces, les corps et donner l’illusion de la réalité du rapport sexuel. Ce fut assez joyeux d’ailleurs pour désacraliser l’acte. Afin que chacun soit à l’aise avec son corps et avec celui des autres, je fais des sortes de training avant chaque répétition au sein même du décor. Tout le monde y participe, ce qui permet d’une part une cohésion et une complicité, mais aussi d’appréhender l’espace de jeu et de se libérer de tension, de contraintes. 

Ambre Kahan : Deux des acteurs étaient déjà sur mon précédent spectacle. Pour les autres, ce sont des rencontres au cas par cas, au fil du temps. Je ne fais presque jamais passer d’audition. Je ne suis pas du tout à l’aise avec cet exercice, et j’y ai recours uniquement quand je n’ai plus le choix. J’aime que le désir émerge d’une vraie rencontre. Pour le personnage du Prince (et de la sœur, mais aussi une des bonnes sœurs du couvent) il a fallu provoquer la rencontre car dès le début du projet je savais que je voulais travailler avec un acteur porteur du syndrome de Down. Car il est dit dans le texte explicitement que ces deux personnages sont trisomiques. Je trouvais important de ne pas se défausser et surtout c’était impensable qu’un acteur  » joue  » cet handicap. Une fois la rencontre avec Léonard Prego faite, je savais que malgré son jeune âge et son manque d’expérience dans le théâtre, ce serait la bonne personne pour créer cette partition essentiellement physique car léonard est par ailleurs danseur et ceinture noire de judo. Nous avons mis en place un accompagnement spécifique et expérimental mené non pas par des éducateurs.trices. (Léonard n’est pas en ESAT) mais par des artistes. Pour observer cette expérimentation Claire de Saint-Martin, chercheuse en sciences de l’éducation associée au CNCA, a suivi le processus des répétitions et va écrire un livre sur l’aventure en plus de ses articles scientifiques sur la question de l’inclusion et de la formation en acte d’un acteur en situation de handicap. Nous avons beaucoup travaillé sur ses besoins, notamment en raison de la longueur du spectacle – 5h30 avec entracte – sans pour autant jamais le mettre dans une case à part. il fait partie de la distribution point. Et ce qui est beau, c’est qu’il est, notamment pour le public, un comédien comme un autre.


L’Art de la joie de Goliarda Sapienza
création en novembre 2023 à La Comédie de Valence 
MC93 en partenariat avec le Théâtre des Amandiers Nanterre
Du 1er au 10 mars 2024.
Durée 5h30 entracte inclu.


Tournée

16 et 17 mars 2024 à L’Azimut – Antony – Châtenay-Malabry

Adaptation théâtrale et mise en scène d’Ambre Kahan
Avec Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert, Vanessa Koutseff, Élise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani et les musicien·ne·s Amandine Robilliard, Romain Thorel
Scénographie d’Anne-Sophie Grac
Lumière de Zélie Champeau
Création musicale de Jean-Baptiste Cognet
Son de Mathieu Plantevin
Costumes d’Angèle Gaspar
Perruques et maquillages de Judith Scotto
Assistanat à la mise en scène – Romain Tamisier
Construction décor ) MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

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