Il y a des destins singuliers qui mènent des bas-fonds londoniens au firmament du monde de la finance. En s’emparant de l’histoire vraie de deux jumeaux miséreux à l’accent cokney devenus multimilliardaires en quelques décennies, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre signe une fable drôle et satirique sur les splendeurs et misères des ultralibéraux des temps modernes. Désopilant !
Du fond de l’impasse qui abrite le théâtre de Poche-Montparnasse, deux silhouettes masculines apparaissent. Tenues de jogging bleues assorties, démarche sportive, nonchalante, nos deux compères (épatant Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, étonnante Lisa Pajon) chantonnent, sourient, échangent quelques mots avec leurs convives/spectateurs avant de les inviter à venir boire le thé en leur compagnie dans leur chaleureux salon. Une fois, tout le monde installé, nos charmants hôtes, un brin rustauds, content leur singulière et fabuleuse histoire sous le ton amusé de la confidence.
Nés à dix minutes d’intervalle, dans les années 1940, dans une famille de prolétaires, ces deux vrais jumeaux semblaient vouer à une vie simple et miséreuse. Le destin en a voulu autrement. Quittant l’Écosse pour la banlieue londonienne, ils passent en quelques décennies de vendeurs de journaux à magnats de l’immobilier, de la finance et de la presse. Il a suffi d’une rebuffade, d’une humiliation pour transformer ces deux caïds en deux revanchards implacables. Usant du système, magouillant sans vergogne, flirtant avec les lois, ils ont pierre après pierre bâti un empire. Poussant au paroxysme le syndrome de la gémellité, nos deux frères, dont l’un finit les phrases commencées par l’autre, ont pris un malin plaisir à mener leurs 2 vies en parallèle, se mariant, ayant une fille et divorçant en même temps.
À l’heure de la retraite, fatigués d’une existence construite à coup de contrats et d’OPA, ils décident de se retirer du monde, d’acheter l’île anglo-normande de Breqhou, un paradis fiscal qui dépend juridiquement de la seigneurie de Sercq, pour bâtir leur dernière demeure : un château néogothique. Mais un dernier petit grain de sable va venir enrayer la belle mécanique qu’ils ont imaginée depuis des dizaines d’années : l’imbellicitas sexus. En effet, selon le droit normand toujours en vigueur à quelques encablures de Guernesey, les filles ne peuvent hériter. Habitués à ce que rien ne leur résiste, prêts à tout, même à être maudits par leurs voisins, nos deux vieux roublards vont tout mettre en branle pour que cette loi soit abrogée quitte à en appeler à la reine d’Angleterre, qui n’a que faire de ces « ploucs parvenus » ou saisir le tribunal européen des droits de l’homme.
En s’emparant de cette histoire vraie, de ce conte des temps modernes que seul le capitalisme effréné et l’ultralibéralisme débridé ont pu permettre, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre peint un portrait au noir de notre société consumériste, tout autant grinçant qu’hilarant. Sans jamais tomber dans la caricature, maniant avec humour le verbe, exagérant avec délice le côté nouveau riche de ces beaufs arrivistes, il nous entraîne dans une fable cynique des plus réjouissantes, que la mise en scène, qu’il co-dirige avec Vincent Debost, vient souligner avec dérision caustique et humour pince sans rire .
A l’heure du séculaire et très codifié rituel britannique du thé, nos deux jumeaux se lâchent sans retenue et avec malice déclenchant à chaque réplique, à chaque mimique des salves de rires. Leur naïveté confondante frôlant parfois le ridicule et leur fausse innocence enchantent un public conquis.
Forçant le trait, abusant d’un langage fleuri très banlieue, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et Lisa Pajon (en alternance avec Romain Berger) s’en donnent à cœur joie. Jouant de leur complicité à la ville, ils s’amusent avec un plaisir non dissimulé à camper ces deux êtres surprenants qui, bien qu’antipathiques et odieux, nous ravissent par leur sincérité crue, leur irrévérence désarmante. Mais derrière, ces pastiches d’hommes d’affaires, les deux comédiens laissent entrevoir les blessures, les fêlures de ces enfants du siècle dernier, rejetés par une société de castes ultranormée qui ont fait d’un refus méprisant, une force vive. Fascinant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les deux frères et les lions de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
Théâtre de Poche-Montparnasse
75, boulevard du Montparnasse
75006 Paris
jusqu’au 26 novembre 2017
du mardi au samedi à 19h et le dimanche 17h30
Durée 1h environ
Reprise jusqu’au 31 mars 2019 au théâtre de Poche-Montparnasse
mise en scène Vincent Debost et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
Avec Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et en alternance Lisa Pajon ou Romain Berger et la participation de Christian Nouaux
musiques originales de nicolas delbart avec la participation d’Olivier Daviaud
création lumière de Grégory Vanheulle
création vidéo de Christophe Wasksmann
Crédit photos © DR Théâtre irruptionnel
Bonjour
Merci de cette fine analyse et pour la pertinence de votre critique
Petit bémol:
Le titre est
Les deux frères et les les lions
je corrige de ce pas