Au Vieux-Colombier, grâce au dispositif bi-frontal de la scénographe Anouk Maugein, on entre de plain-pied dans l’univers concocté par Lorraine de Sagazan. Se faisant face, les spectateurs se regardent en chiens de faïence et observent en témoins privilégiés un couple dans son quotidien. L’atmosphère est pesante. Elle, fiévreuse Marina Hands, le visage sombre, tel un oiseau en cage, ne sait quoi faire de sa grande carcasse. Lui, intense Noam Morgensztern, enfermé dans ses pensées, rentre des courses. Entre eux, pas un mot, juste des regards échangés lourds de sens. La tragédie exsude par tous les pores de leur peau. Plus rien ne sera comme avant, leur monde s’est écroulé, ne reste qu’un lourd et long silence, ainsi que quelques spectres errants, maladroitement bienveillants.
Antonioni en filigrane
Les drames, ce spectacle inspiré par l’œuvre de Michelangelo Antonioni en est totalement imprégné. Pourtant, ils ne seront jamais nommés, juste évoqués par un geste, une expression. À chacun de se faire son idée : la mort d’un enfant, une séparation douloureuse, un cancer… Pour la metteuse en scène et son complice dramaturge Guillaume Poix, qui ont visionné nombre de ces longs-métrages, il n’était pas question de reproduire à la lettre telle ou telle séquence, convoquer au plateau les fantômes de Jeanne Moreau, Marcello Mastroianni ou de Monica Vitti, mais plutôt d’en extraire une ambiance, un climat, de porter au plateau les tourments qui traversent les personnages.
Le choix tranché de raréfier la parole, de ne s’attacher qu’à des expressions, permet à Lorraine de Sagazan d’explorer en profondeur la pensée du réalisateur et de revenir à l’essence même du théâtre. En se débarrassant des mots, elle invite le public à communier avec les acteurs, à être attentif à leur attitude, à la moindre émotion qui se dégage de ces corps en tension, de ces corps gauches. Ainsi, dans ce décor, bourgeois bohème — moquette épaisse mordorée, table et chaises en marbre, objets design, etc. —, on devine les liens qui unissent les protagonistes. Entourant le couple formé par Marina Hands et Noam Morgensztern, il y a la sœur du mari (épatante Julie Sicard), l’ami écrivain (impeccable Stéphane Varupenne) et la présence fantomatique d’un jeune homme (troublant Baptiste Chabauty), témoin voyeur des drames, ange consolateur ou spectre d’un être trop disparu.
Du théâtre à l’état pur
Tenir en haleine près d’une heure vingt, des spectateurs habitués à entendre des textes, à se laisser porter par une écriture, en réduisant la parole à peau de chagrin — à peine une dizaine de mots échangés —, tient de la gageure. Avec maestria et une grande intelligence, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix tiennent leur pari haut la main. S’appuyant sur une troupe virtuose, ils donnent à entendre les non-dits, à faire langage des silences. Tristesses inconsolables, folies passagères, angoisse de l’absence, rancunes vivaces, tout transparait sans qu’on entende quasiment le son de leur voix.
Un écran géant surplombant la scène projette des images en noir en blanc, énigmatiques autant qu’implicites. Le chemin pour comprendre ce qui se joue au plateau, c’est à chaque spectateur de le faire. Tous se prennent au jeu, sortent de leur passivité pour devenir les propres narrateurs du récit qui s’esquisse devant leurs yeux. Certains, hypnotisés, laissent leur imaginaire s’envoler. D’autres, plus terre-à-terre, tels des enquêteurs, suivent pas à pas les indices distillés. Face à l’indicible, les mots s’effacent pour laisser la place à l’humain. Lorraine de Sagazan l’a trop bien compris. Avec Le Silence, elle signe une œuvre rare, puissante, une performance théâtrale prodigieuse. Absolument sidérant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le Silence de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan
d’après l’œuvre d’Antonioni
Théâtre du Vieux-Colombier
La Comédie-Française
21 rue du Vieux Colombier, 75006 Paris
Jusqu’au 10 mars 2024
Durée 1h20
Mise en scène de Lorraine de Sagazan assistée de Mathilde Waeber de l’académie de la Comédie-Française
Avec Julie Sicard, Stéphane Varupenne, Marina Hands, Noam Morgensztern, Baptiste Chabauty, le chien Miki et la voix de Nicole Garcia
Scénographie d’Anouk Maugein
Costumes de Suzanne Devaux
Lumières de Claire Gondrexon
Vidéo de Jérémie Bernaert
Musique originale et son de Lucas Lelièvre
Collaboration artistique – Romain Cottard