Quelle est la genèse de ce nouveau projet ?
Camille Trouvé : D’une passion pour la Grèce, ses mythes, son histoire, sa culture et son peuple. Il y a quelques années, avec Brice Berthoud, co-fondateur de la compagnie et co-directeur du CDN de Normandie-Rouen, nous avons imaginé un diptyque autour de deux personnalités de la mythologique antique dans lesquelles nous nous étions mutuellement mis en scène, Une Antigone de papier et Au fil d’Œdipe. Les deux spectacles étaient construits en miroir. D’un côté, il y avait un quatuor de femmes, de l’autre d’hommes. Pour mieux appréhender ces deux histoires, nous avons souhaité nous rendre en Grèce, suivre les pas de ces deux héros, visiter les grands théâtres antiques. Ce fut notre premier voyage là-bas. Il y avait quelque chose de très romantique dans notre désir de ressentir le poids de l’histoire, de tenter de saisir un peu ce qui devait être leur quotidien, même si tout n’est que mythes et fables. Nous avons été complétement happés par le pays, par ce qu’il dégage d’humanité. Au fil de notre séjour, nous avons fait des rencontres qui nous ont marqué à jamais. Nous nous sommes fait une bande d’amis. Et nous avons commencé à nous y rendre régulièrement, à la fois pour nous ressourcer et pour écrire. Au fur et à mesure de nos allers-retours entre la France et la Grèce, nous nous sommes pris en plein visage la crise grecque. Entre 2009 et 2015, tout le système s’est écroulé. Nous avons assisté à l’effritement du service public, aux pertes brutales de revenus, des acquis sociaux, au soulèvement d’un peuple face à la brutalité de l’austérité imposée par l’Europe et ses conséquences sur les Grecs. Très vite, nous avons été confrontés à quelque chose de plus intime. Nos amis n’ont plus souhaité que nous évoquions ensemble les sujets politiques. Pour eux, nous ne pouvions comprendre ce qu’ils vivaient. Ils nous ont renvoyé à notre statut de touristes, de nantis, d’Européens qui sont du côté de ceux qui décident mais pas de celui de ceux qui subissent. Cela était une gifle. Une forme de pudeur s’est installée entre nous. Mais avec le temps nous avons eu avec Brice l’envie de nous confronter à cette réalité, et de voir comment par le théâtre nous pouvions raconter et comprendre ce qu’ils avaient vécu et ce qu’ils vivent encore.
Comment s’est invité les mythes grecs dans cette histoire contemporaine ?
Camille Trouvé : Notre métier est de raconter des histoires, des fables. Nous avons donc cherché comment en détournant certains mythes nous pourrions trouver des allégories et des métaphores permettant de porter au plateau ce qu’ils avaient ressentis, la douleur d’être abandonnés par une Europe qui avait oublié ses serments d’entraide et de solidarité entre les nations. Très vite le mythe de Prométhée s’est imposé, car il nous permettait d’évoquer la question du partage. Ce dernier était chargé de repartir la nourriture entre les dieux et les hommes, les bons morceaux pour les premiers, le reste pour les seconds. Un jour, il a choisi de partager plus équitablement les mets et d’offrir à l’humanité le feu sacré, afin de l’avantager et de l’aider à grandir. Pour cela il a été condamné à la damnation éternelle, voir son foie se régénérer tous les jours pour être dévoré tous les jours par un aigle. L’analogie avec les ressources au niveau européen étaient toutes trouvées. Qui décide du partage ? comment inverser l’ordre établi ? Comment rembourser une dette qui grandit chaque jour quoi que l’on fasse ?
Pour la première fois de votre carrière, vous avez fait appel à un auteur. Est-ce parce que le sujet était trop intime pour vous ?
Camille Trouvé : Certainement. Il y avait aussi une question de légitimité. Qui sommes-nous pour évoquer la crise grecque ? il était important que la parole que nous allions mettre en scène vienne d’une personne qui connaisse le sujet, l’ai vécu. C’est pour cela que nous avons fait appel à Chrístos Chryssópoulos, un écrivain qui vit à Athènes, a traversé la crise, et a, à travers une série de photographies prises à cette période, documenté ce que les Grecs ont vécu. Nous lui avons donc confié notre histoire, le lien qui nous unit à nos amis et nous l’avons laissé imaginer un récit où se conjugue histoire intime et universelle. Il était très important pour nous que son écriture au scalpel ait des accents de sincérité et d’authenticité. Pour ce qui du mythe, nous nous sommes un peu plus impliqués. D’ailleurs on retrouve, notre manière d’aborder les histoires, d’instiller de la poésie dans ce réel fait de désillusions et de désenchantements.
Bien que très politique, vous avez su garder votre marque de fabrique…
Camille Trouvé : c’était tout l’enjeu de cette création. C’est important dans son métier de toujours revenir dessus, de rien tenir pour acquis et de bouger les lignes, d’aller de l’avant et d’essayer d’autres chemins. C’est très excitant d’autant que la parole ici est autant intime que politique. Elle parle de nos amis, de nous, de notre manière d’essayer de réparer certaines blessures, ou en tout cas de tenter de les comprendre. Et puis il y avait l’envie de confronter un sujet très réaliste sans perdre pour autant la poésie qu’apporte la marionnette. C’est d’ailleurs pour faire le lien entre ces deux aspects de cette nouvelle création que nous avons eu l’idée de la métaphore du fil de fer qui court tout au long du spectacle. D’ailleurs, à chaque fois que les comédiens entrent en scène, je leur rappelle que leur jeu doit être sur ce fil entre réalité et onirisme, tragédie antique et maux du quotidien. La question de l’équilibre est au cœur du projet, et on espère avoir réussi à réconcilier un peu ces contraires dans notre spectacle.
Le théâtre semble ici prendre le pas sur la marionnette…
Camille Trouvé : C’est assez juste. C’est une sorte de mouvement d’âme, une volonté, en tout cas sur ce projet, de confronter les corps humains à ceux inanimés des marionnettes, d’explorer un peu ce qui se passe dans les interstices, dans le jeu qui existe entre le manipulateur et son pantin. C’est pour nous quelque chose d’assez vertigineux, un pas vers quelques choses d’un peu inconnu. Nous avons dû recruter des comédiennes et des comédiens, qui n’avaient pas pour habitude de travailler avec des marionnettes. Nous avons dû les former. À part Christelle Ferreira, qui est marionnettiste et qui manipule les trois Parques et l’oiseau, tous les autres artistes au plateau sortent de l’école du Nord ou du Conservatoire national de Paris. Ça a été une vraie expérience pour eux pour nous. Il a fallu s’adapter et ainsi faire évoluer notre travail, notre technique.
Cette appétence pour le théâtre concorde avec votre arrivée à la tête du CDN de Normandie -Rouen. Est-ce important pour vous que la marionnette soit représentée dans ce type d’établissement ?
Camille Trouvé : cela correspond à une forme de militantisme de continuer à pousser les arts de la marionnette, à leurs permettre de sortir des clichés dans lesquels ils sont souvent enfermés. En tous cas, pour nous c’est une belle ambition d’en finir avec cette image désuète qui leur colle à la peau et d’affirmer que ce n’est pas uniquement une discipline pour les enfants, mais que les adultes peuvent aussi trouver du plaisir, de l’intérêt dans ce type de spectacle. C’est un art qui peut s’emparer de tous les sujets qu’ils soient sociétaux ou politiques. Dès notre arrivée au CDN, nous avons fait le choix d’ouvrir un atelier de construction, pour permettre justement de faire enter en dialogue théâtre et marionnette et d’hybrider les arts vivants avec les arts plastiques.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’Oiseau de Prométhée des Anges au plafond
Création le 14 novembre 2023 au CDN de Normandie-Rouen, Espace Marc-Sangnier, Mont-Saint-Aignan (76)
Présenté les 7 et 8 février 2024 au Théâtre des Quartiers d’Ivry
Durée 1h30
Tournée
21 et 22 février 2024 à la Maison de la Culture d’Amiens ~ Pôle européen de création et de production (80)
7 et 8 mars 2024 aux Passerelles – Scène de Paris, Pontault-Combault (77)
21 et 22 mars 2024 à Malakoff scène nationale (92) dans le cadre du Festival MARTO
26 mars 2024 au Théâtre Paul Eluard – Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique, Choisy-le-Roi (94)
3 et 4 avril 2024 à la Comédie de Caen – CDN de Normandie (14) & au Sablier ~ Centre National de la Marionnette | Ifs (14) dans le cadre de SPRING – Festival des nouvelles formes de cirque en Normandie
Mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud
Complicité artistique et poétique – Jonas Coutancier
Écriture de Chrístos Chryssópoulos avec Camille Trouvé et Brice Berthoud
Comédiens marionnettistes – Rhiannon Morgan, Victoire Goupil, Souleymane Sylla, Achille Sauloup, Christelle Ferreira
Circassien – Olivier Roustand
Musique live – Stéphane Tsapis