Alors que Les Émigrants sont encore à l’affiche à l’Odéon Théâtre de l’Europe, les ateliers Berthier invitent pour la première fois en France Łukasz Twarkowski, le disciple de Krystian Lupa, qui fut aussi son assistant et son vidéaste. Peut-être, donc, le chaînon le plus neuf d’une lignée de metteurs en scène polonais où s’inscrivait avant lui Krzysztof Warlikowski. Sur le papier, Rohtko [sic] fait à la fois frémir et saliver, puisque le faux portrait de peintre (le titre, comme une signature falsifiée, échange la place du H et du T dans son nom) côtoie les NFT, ces œuvres d’art dématérialisées et authentifiées virtuellement qui s’échangeaient à prix d’or en 2021.
On découvre, dans un grand carambolage temporel, ce qui sonne de prime abord comme une fresque des transformations de l’art contemporain depuis la moitié du XXe siècle. Son décor — ni un musée, ni un studio, mais un (double) ersatz du restaurant de Mr Chow, QG du gratin artistique new-yorkais dans les années 80 — en est le catalyseur. À ses tables se croisent un Mark Rothko anachronique (le peintre, mort en 1970, n’a en réalité jamais connu cette adresse) et ses rejetons contemporains du monde de l’art. Alors que le premier éructe et envoie valser des contrats faramineux en contestant le mariage de l’art et de l’argent, les seconds naviguent dans un champ dont la financiarisation est largement consommée, leur langue se confondant avec celle des marchands.
Le vrai, le faux
Ce n’est donc pas un quelconque avant/après de l’histoire de l’art qui scinde Rohtko en deux, mais la dualité éternelle entre l’original et la copie. Dans la pièce, cette dichotomie se déploie autour d’un fait réel, la vente d’un faux du peintre letton faite en 2009 par Ann Freedman, patronne de la galerie Knoedler & Co, à un riche collectionneur nommé Domenico de Sole, pour 8,3 millions d’euros. Quand la provenance se révèle fausse, le sentiment esthétique généré par l’œuvre est-il invalidé ? Si la valeur du tableau s’effondre, qu’est-ce que cela dit du système qui régit l’attribution de celle-ci ? À ces sujets, le restaurant chinois n’est pas non plus étranger : ses tenanciers, observateurs silencieux (peut-être trop) de cette ritournelle, sont tributaires d’une tradition culturelle qui, elle, ne donne pas la même place aux notions d’original et de copie ; le faussaire attitré de la Knoedler, Pei-Shen Qian, était en outre lui-même chinois.
Sur scène, le programme déployé pourrait faire passer Twarkowski pour un cousin polonais de Julien Gosselin : les écrans y concentrent une bonne partie de l’attention, montrant les images filmées en direct par d’habiles opérateurs qui jouent du steadicam autour des comédiens. D’autres vidéos servent d’éléments de décor en trompe-l’œil, comme chez Lupa. En plus d’opérer un découpage dramatique, ce surinvestissement de la vidéo prolonge le pliage original/copie : il redouble l’incarnation scénique par son double photographique.
Étirez donc
Au début de la pièce, l’acteur Toms Veličko parle en son nom d’acteur et nous rappelle que l’échange dans lequel nous nous trouvons, lui et nous, en est aussi, de l’art. Et outre son « irreproductibilité » de nature, la part à jouer que donne Twarkowski à sa pièce dans cette guerre bilatérale entre l’art et l’argent est une affaire de durée. Elle s’accomplit dans l’extrême étirement des dialogues, imposant une logique contre-productive dans la narration. Rappelant ce qui, dans le théâtre, est sauvable des eaux du capitalisme. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle est ici servie par une magnifique troupe d’acteurs polonais, lettons et chinois qui donnent une profondeur et des textures à ces échanges remplis de silences systématiques — voir le bras de fer délirant entre Katarzyna Osipuk et Mārtiņš Upenieks.
On regrette alors que la pièce n’aille pas plus loin pas ce dépouillement, et se laisse finalement fasciner de manière croissante par le régime esthétique dont il prétend faire la critique, à juste titre vu la pauvreté des formes qu’elle produit. Il y avait davantage à dire sur le présent et le futur de l’art, les œuvres en NFT n’étant que l’arbre déjà mort qui cache une forêt de transformations. Dans le même temps, les tentatives d’élévation au-dessus du sujet ne sont pas toutes fructueuses : ainsi des passages dansés ou du dialogue macabre entre Rothko et sa femme, mal intégré à la deuxième partie. En sortant, on retiendra autrement mieux l’art de la parole cultivé par ces très beaux comédiens qui jonglent avec les mots creux comme les magiciens effectuent un tour de passe-passe. Ça ne règle pas le problème de la peinture, mais ça le résout au moins un peu pour le théâtre.
Samuel Gleyze-Esteban
Rohtko d’Anka Herbut
Odéon–Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
1 Rue André Suares, 75017 Paris
Du 31 janvier au 9 février 2024
Durée 3h55 entracte compris
Mise en scène de Łukasz Twarkowski assisté de Mārtiņš Gūtmanis, Diāna Kaijaka et Adam Zduńczyk
dramaturgie d’Anka Herbut assistée de Linda Šterna
Avec Juris Bartkevičs, Kaspars Dumburs, Ērika Eglija-Grāvele, Yan Huang, Andrzej Jakubczyk, Rēzija Kalniņa, Katarzyna Osipuk, Artūrs Skrastiņš, Mārtiņš Upenieks, Vita Vārpiņa, Toms Veličko, Xiaochen Wang
Scénographie de Fabien Lédé
Vidéo de Jakub Lech assisté de Adam Zduńczyk
Chorégraphie de Pawel Sakowicz
Musique de Lubomir Grzelak
Costumes de Svenja Gassen assistée de Bastian Stein
Lumière d’Eugenijus Sabaliauskas
Cameramen Arturs Gruzdiņš, Jonatans Goba
Interprètes lors des répétitions Diāna Kaijaka, Elza Marta Ruža
Régisseuses Indra Laure, Iveta Boša