Pull en laine blanc cassé, jean de la même couleur, chaussures en cuir noir. Une fine écharpe en soie verte, orange, mauve autour du cou. La silhouette frêle et juvénile, Judith Rosmair nous accueille dans le bar vide de la Colline avec un petit gobelet de jus de pomme, un grand sourire, et une forme d’élégance indéniable. Dans quelques heures, elle remontera sur les planches pour jouer Curtain Call !, sa pièce créée en 2015 et enfin jouée en France. Avant, elle avait toujours travaillé sur les textes des autres ; cette fois, c’est elle qui se mettait à l’écriture. Ce quasi-seule en scène (accompagnée au plateau par le musicien Johannes Lauer) était supposé venir une première fois à Paris en 2020, mais la pandémie en a décidé autrement. C’est avec une joie manifeste qu’elle rencontre aujourd’hui ce public français qu’elle trouve « tellement réactif ».
Curtain Call ! plonge cette comédienne à la fois charnelle et cérébrale dans la peau d’une actrice insomniaque, la nuit qui précède la générale d’une adaptation d’Anna Karénine. Dans la pièce, le tragique destin dépeint par Tolstoï renvoie la protagoniste à ses propres démons. Dans la vie, l’insomnie, elle, est depuis longtemps le compagnon de route de notre interlocutrice. Cela fait de longues années qu’elle en souffre, « terrifiée à l’idée de dormir, parce que le sommeil est proche de la mort ». Et si elle avoue avoir usé et abusé de ces nuits sans répit pour écrire la pièce, elle a, autrement, appris à contrôler cet ennemi silencieux par l’introspection, « en apprenant, en tant qu’humain, à rester calme, dans l’instant. L’insomnie est une affaire de rythme ». Quelque chose à voir avec le jeu de l’acteur ? Elle abonde : « Il y a beaucoup de parallèles ».
Une maison bruyante
Que la pièce soit jouée pour la première fois devant un public non-germanophone est pour son autrice une bonne chose. « Cela me force un peu à ralentir, confie-t-elle. Parfois, j’ai tendance à foncer comme un Thalys ! » Elle éclate de rire. Pas faux : même quand elle parle, la vitesse à laquelle se chevauchent les anecdotes personnelles et les souvenirs d’œuvres vues, entendues ou lues, est cadencée. Il faut monter dans le train ou rester à quai. Pas tant parce que la comédienne s’amuse à gonfler les muscles de l’érudition, mais parce qu’une existence à ce point nourrie par l’art ne peut se raconter sans les œuvres qui l’ont bercée.
On ne mettra pas la faute de la fuite originelle vers l’acte de création sur une enfance ennuyeuse. C’est même plutôt l’inverse. La petite Judith grandit parmi les cadets d’une fratrie de dix, à Ottobrunn, près de Munich. De cette maison bruyante, « la danse a permis d’échapper au vacarme ». Un établissement local dispense des cours de classique. Alors la jeune ballerine y fait ses pointes. Puis la mère de famille décède quand les enfants sont encore jeunes. C’est de ce choc, parmi d’autres choses, que parle son premier texte : son personnage y redécouvre les journaux de la défunte, qui y décrit l’expérience faite d’une tumeur létale au cerveau.
Vers le jeu
Le théâtre vient plus tard. À dix-sept ans, un ex-compagnon étudiant à Jacques Lecoq lui fait découvrir Paris, et avec la ville, Brook et Mnouchkine. Le virage ne tarde pas à être pris. La néophyte passe et remporte le concours d’une école de théâtre hambourgeoise : « C’était comme un signe du destin, se souvient-elle. Je découvrais un art qui combinait les autres arts. » Un peu plus tard, en 1987, elle part neuf mois à New York et travaille comme domestique chez un vieux réfugié juif d’Allemagne dont elle se souvient avec beaucoup de tendresse. À l’évocation de la grosse pomme, de son éclat vibrant, ses yeux s’illuminent. La jeune femme y a vu beaucoup de danse et de musique : le duo de Billie T. Jones et Arnie Zane, lequel meurt du Sida quelques mois plus tard, ou le Garden of Earthly Delights de Martha Clarke, une « grande influence » pour sa manière dont elle mêle danse et musique, que l’adolescente vit comme une expérience de « l’éternité » sur scène.
Lorsqu’elle finit ses études, c’est pour s’engager dans un parcours trois étoiles dans le théâtre public allemand. Elle intègre les troupes du Schauspielhaus de Bochum, du Thalia de Hambourg, puis de la prestigieuse Schaubühne, à Berlin. Là-bas, elle commence à travailler avec Thomas Ostermeier, star du théâtre européen, au moment de sa grande ascension. Elle finit ainsi dans la cour d’honneur du palais des Papes à chanter L’Amour de Carla Bruni devant un public hilare. On est en 2008, au beau milieu des années Sarkozy, et le metteur en scène allemand fait trembler Avignon avec son Hamlet. Judith est Gertrude et Ophélie. Elle s’en souvient encore comme d’« une idée de génie ».
Ostermeier, Van Hove, Mouawad et les autres
Aujourd’hui, Judith Rosmair peut se targuer d’avoir joué chez quelques-uns des plus grands noms du théâtre sur le continent. Ostermeier, donc, mais aussi Ivo Van Hove, Frank Castorf ou Dimiter Gotscheff. « Les metteuses et metteurs en scène avec lesquels j’ai travaillé m’ont laissé faire des choses folles. J’avais la place de leur offrir beaucoup de choses, comme autant de fleurs parmi lesquelles ils piochaient pour composer leur œuvre, » témoigne-t-elle. Elle rencontre Wajdi Mouawad sur recommandation d’un interprète. Lorsqu’ils parlent pour la première fois, le directeur de la Colline s’adresse à elle comme si elle faisait déjà partie de son équipe. Elle jouera ainsi l’un des rôles principaux de Tous des oiseaux, en 2017, « l’un des plus belles expériences » de sa vie, menée avec cette même entière liberté, toujours.
Elle qui l’a tant connu, Judith Rosmair voit depuis peu le monde du théâtre changer, les relations de pouvoir s’y reconfigurer. Comme cet enjeu occupe en partie le monologue de Curtain Call !, on lui demande quel regard elle porte sur les transformations en cours, les remises en cause de pratiques prises pour acquises, l’arrivée d’une génération #MeTooThéâtre. Elle entame sa réponse en français : « Je suis très heureuse que ce dialogue ait lieu. Dans chaque ville d’Allemagne, il y a un théâtre, et chaque théâtre a sa troupe. On y entretient l’idée que les jeunes comédiens sont ambitieux et pourraient donc travailler jusqu’à en mourir. Les hiérarchies sont très rigides. Quand j’ai commencé, c’est sûr qu’on a abusé de ma force de travail. J’ai donc appris à m’en défendre, puis j’ai mis un moment, dans un second temps, à lever mes gardes. En tant qu’acteur, il faut se protéger, et en même temps, notre travail est une affaire d’ouverture. Il faut trouver l’équilibre heureux ».
Paris, Berlin
Heureuse, Judith Rosmair l’est aujourd’hui, que ce soit à Paris ou à Berlin. La ville lumière, elle l’aime en flâneuse, quand elle prend le métro ou quand elle traverse le Père-Lachaise. « Je trouve mon inspiration partout, et particulièrement à Paris, qui est pleine de poésie, » s’émerveille celle qui loge, le temps de cette série, avec un musicien et un comédien, comme dans une chanson d’Aznavour. De Berlin, elle adore le caractère « international ». Elle vit quelque part entre le Volksbühne, le Berliner Ensemble et le Deutschestheater. De quoi rendre plus poreux encore le théâtre et la vie.
On savait pouvoir citer Nietzsche dans sa bibliothèque personnelle. On l’avait vue se mettre en scène, lors du dernier Kunstfest de Weimar, dans une vidéo intitulée Being Nietzsche où elle incarnait Elisabeth Förster, la sœur controversée du philosophe, qu’elle tient pour première responsable du glissement antisémite attribué au philosophe par une partie de ses exégètes. De l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, elle parle presque comme si elle l’avait connu, racontant la mort du père, la vie solitaire et désexuée au milieu de femmes, la cécité rampante. « Il ne fait pas que dire ce qu’il pense, il y met beaucoup d’esprit. On peut le relire plusieurs fois et y trouver de nouveaux sens. » Comme Tolstoï.
C’est aussi pour son rapport à la musique que la comédienne aime le philosophe. De la musique, elle en écoute beaucoup. La radio française Fip chez elle, l’allemand Bach en répétition. On l’interroge : quoi, chez Bach ? Elle se remémore : « Les variations de Goldberg jouées par Glenn Gould. Goldberg était insomniaque, lui aussi. Alors, il a demandé à Bach de composer ces variations pour lui. » Elle rit à nouveau. Elle n’aurait pas raconté l’anecdote si on n’avait pas posé la question. Comme si ce genre de coïncidence tombait sous le sens. Encore une fois, l’art et la vie, mêlés.
Samuel Gleyze-Esteban
Curtain Call ! de Judith Rosmair
Petit théâtre
La Colline – Théâtre national
15 rue Malte-Brun
75020 Paris
Jusqu’au 21 janvier 2024
Durée 1h10
Mise en scène de Johannes von Matuschka et Judith Rosmair
Avec Judith Rosmair et le musicien Johannes Lauer
Musique d’Uwe Dierksen
Traduction d’Uli Menke