Les Gardiennes, Nasser Djemaï © Luc Jennepin
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Les Gardiennes de Nasser Djemaï : du théâtre puissance troisième âge

Avec "Les Gardiennes", Nasser Djemaï pose son regard dans les amitiés mystérieuses et profondes des vieilles dames.

Les Gardiennes, Nasser Djemaï © Luc Jennepin

Remonté au Théâtre des Quartiers d’Ivry un an après sa création, Les Gardiennes du directeur Nasser Djemaï pose son regard là où l’on ne lorgne presque jamais : dans les amitiés mystérieuses et profondes des vieilles dames.

© Luc Jennepin

C’est quasiment d’un impensé de l’expérience humaine que s’empare Nasser Djemaï, directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, avec Les Gardiennes. Les amitiés des personnes âgées, celles qui se lient à la fin de la vie, alors que l’autonomie s’en va, sont si peu racontées que l’on manque d’un imaginaire pour se les figurer. En conséquence, on peine à prendre en compte leur valeur et leur importance.

C’est de cette déconsidération que Victoria (Sophie Rodrigues), dans la pièce, est le symbole : débarquant dans l’appartement de Rose (Marine Harmel), sa mère dépendante qui a perdu l’usage de la parole et de ses jambes (jusqu’à ce qu’elle se lève le temps d’une danse bauschienne), cette cinquantenaire fait face à trois vautours bienveillants qui tournent autour de la matriarche pour l’épauler, la protéger et la balader. Les trois retraitées, dont les cheveux blancs ne cesseront de pousser au cours de la pièce, vivent et dorment avec la mère dans un appartement où les matelas jonchent le sol, du salon à la cuisine.

Victoria, elle, a d’autres plans pour sa mère. Elle veut la placer en maison de retraite et vendre l’appartement. Y entre comme une bourrasque, le pas et la parole pressés, le téléphone sonnant tout le temps au fond du sac à main, brisant l’équilibre tremblotant de ces vieillardes. Pour cette mère de famille qui s’occupe de tout mais n’a le temps de s’occuper de rien, l’arrachement de Rose à son environnement naturel est le prix de la tranquillité.

Les Gardiennes peut-être vu comme le pendant féminin de la précédente pièce de Nasser Djemaï, Invisibles, qui mettait en scène un groupe de vieux Chibanis. Les femmes de cette pièce-là ne sont pas liées par une histoire de migration, mais par un passé commun d’ouvrières du textile dont Rose était la fière et courageuse leader syndicale, lequel détail, s’il ancre l’invention de modèles de solidarité dans la classe populaire, reste peu exploité d’un point de vue dramatique.

Les Gardiennes, Nasser Djemaï © Luc Jennepin
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Victoria s’offre comme le point d’identification d’un public pour lequel la vie privée des aïeules, dès qu’il a le dos tourné, se nimbe de mystère. Et c’est d’ailleurs le rapport de ce personnage à ces femmes, un rapport subjectif et psychologique donc emmêlé de projections, d’anxiétés et de déformations, qui détermine la pièce. Les glissements du réel vers le fantasme, vers un terrain à la fois hallucinatoire et fantastique, en sont la conséquence directe. N’est-ce pas parce que nature du lien qui unit ces vieilles femmes entre elles dans l’intimité du quotidien est restée impensée que Sophie ne témoigne d’aucune empathie à leur égard ? Ce champ d’expérience caché du domaine familier ne se manifeste-t-il alors pas mieux dans les visions d’une nuit de pleine lune, au gré du travail de lumières de Laurent Schneegans ?

C’est parce qu’elle étire son prisme en direction de trois pôles — la comédie populaire, le drame social et la fable fantastique — et ne cesse de mettre à l’épreuve sa propre versatilité que cette pièce, créée en 2022 dans le même TQI, captive et maintient l’attention. Autant le texte tisse des situations et des dialogues comiques en veux-tu en voilà servis sur un plateau d’argent par son quatuor de comédiennes — Claire Aveline, Coco Felgeirolles et Chantal Trichet autour de Martine Harmel —, autant il sait faire advenir des envolées poétiques ou tragiques : voir le terrible monologue de Sophie Rodrigues à la mère muette, trouée du réel dans un déroulement fantaisiste qui transforme peu à peu ses vieilles dames en sorcières de Miyazaki.

Les Gardiennes, Nasser Djemaï © Luc Jennepin
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Les trois harpies qui enserrent et veillent sur sa mère empêcheront bientôt à Sophie de quitter la scène, et donc de s’extraire de ce mode de vie opposé à la logique d’optimisation qu’elle souhaiterait appliquer à la vieillesse de sa mère comme elle l’applique, on l’imagine, au travail. Il faudra donc, pour cette grande fille, effectuer une traversée de l’autre côté de l’existence, du côté de celles qu’on ne regarde plus, pour enfin y comprendre quelque chose, pour voir au travers, comme son métier de radiologue l’a toujours exigé.

Les Gardiennes constitue ainsi un petit manifeste libertaire puisé dans les contre-modèles discrets qu’offre la vieillesse lorsque plus personne ne veut d’elle. Avec, on voit aussi une mise en tension des esthétiques du théâtre public avec l’affect du boulevard, son humour franc du collier et son décor très littéral, lequel finira, précisément, dé-naturalisé. En résulte en une synthèse bizarre et un peu déglinguée, à l’image de ces vieilles qui ont tout vécu, dans le bazar de laquelle se prolonge et s’incarne un souffle émancipateur que l’on sent bien venir du cœur.


Les Gardiennes de Nasser Djemaï
Créé le 9 novembre 2022 au Théâtre des Quartiers d’Ivry
Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Reprise du 12 au 16 décembre 2023
Durée 1h50

Tournée
12 janvier 2024 au Théâtre Victor Hugo, Bagneux
16 janvier 2024 aux Salins, Scène nationale de Martigues
24 et 25 janvier 2024 à la Scène nationale de Bourg en Bresse
2 février 2024 au Théâtre Le Reflet- Vevey (Suisse)
8 février 2024 à L’Hectare Territoires vendômois – Centre National de la Marionnette
6 avril 2024 au Cèdre, Théâtre de Chenôve

Texte et mise en scène Nasser Djemaï
Éditions Actes Sud-Papiers
Avec Claire Aveline, Coco Felgeirolles, Martine Harmel, Sophie Rodrigues, Chantal Trichet
Dramaturgie Marilyn Mattéï
Regard extérieur Mariette Navarro, Julie Gilbert
Assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda
Scénographie et costumes Claudia Jenatsch assistée de Dominique Rocher aux costumes et Salomé Bégou à la scénographie
Création lumière Laurent Schneegans
Création son Frédéric Minière
Vidéo Nadir Bouassria, Grégoire Chomel
Maquillage et perruques Cécile Kretschmar
Régie générale et accessoiriste Lellia Chimento

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