Au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du festival Brut, Jeanne Candel reprend Baùbo – de l’art de n’être pas mort, pièce qui conjugue dans une joyeuse sarabande, musique et théâtre. Puisant dans les mythes antiques et dans les croyances d’ailleurs, la comédienne-metteuse en scène invite à célébrer la vie sous toutes ses formes. Rencontre.
© Louise Guillaume
Quelle est la genèse du projet ?
Jeanne Candel : De la figure mythologique de Baùbo, dont le spectacle tire son nom. Intrinsèquement lié à l’histoire de Déméter, ce personnage féminin fait partie des divinités en marge des grands mythes. Quand Perséphone est enlevée puis conduite aux enfers par Hadès, Déméter plonge dans une longue dépression, un état mélancolique. La perte de sa fille est pour elle un drame intime, que rien ne peut enrayer. S’enfonçant chaque jour un peu plus dans un profond chagrin, elle erre sur terre sans but. Sur son chemin, elle croise Baùbo, qui selon les versions est une nourrice ou une prêtresse. Cette dernière n’a pas la langue dans sa poche, ni son corps. Voyant l’état d’abattement de son interlocutrice, elle décide de la secouer un peu, de l’inciter à manger, boire. Rien n’y fait. Devant le refus catégorique de Déméter, elle a ce geste fou, absurde, de soulever sa jupe et de lui montrer son sexe. Saisie de stupeur, Déméter éclate de rire et reprend goût à la vie. C’est véritablement ce geste qui m’a totalement fascinée. Comment quelque chose d’incongru, qui provoque chez l’autre un choc, permet la renaissance ? C’est là le réel point de départ de ce spectacle.
Comment avez-vous travaillé ?
Jeanne Candel : Mon objectif n’était pas de raconter l’histoire de Déméter, mais de partir de ce qu’elle vit pour creuser une ligne plus intime, plus universelle. Nous avons tous vécu un deuil, mais nous réagissons tous différemment. Toutefois, il y a ce moment où notre état change, où la tristesse devient diffuse, où la vie reprend le dessus. C’est cela qui m’intéressait de traiter. Ce passage dans un autre état, un autre monde. J’avais envie d’explorer les imaginaires, ceux des artistes qui m’entourent, ceux des spectateurs, mais aussi, de construire un pont invisible entre la salle et la scène, d’inventer une “danse ” pulsionnelle. L’avantage de se trouver à ce moment de bascule, c’est de pouvoir s’autoriser le burlesque, l’absurde, de lâcher la bride à la réalité pour plonger dans un univers de poème concret.
L’objet créé est en effet iconoclaste et inclassable…
Jeanne Candel : En partant de l’histoire de Baùbo, il ne pouvait en être autrement. C’est en tout cas cette veine pulsative, décalée, cet électrochoc, que je voulais traiter au plateau. La question étant pour moi, qu’est ce qui l’a poussée à faire cela, à avoir ce geste provocant. Je trouvais cela complétement dingue et extrêmement drôle. Dans les moments les plus ténébreux, les plus obscurs de nos existences, la vie finit toujours par trouver un chemin. Elle n’est jamais loin, intense, vibrante, démente, extravagante. C’est en tout cas cela qu’avec mon équipe, nous avons essayé de déplier, déployer au plateau. Nous avons puisé dans un vocabulaire qui nous est propre, très imagé et baigné de musique. Dans mon travail, la musique est primordiale. Elle porte le projet dans son ensemble. Ainsi, j’ai l’impression que de manière chorale nous avons inventé une langue, un dialecte qui nous est propre. C’est une façon de dépasser le réel, de puiser dans nos inconscients, de raviver des émotions perdues. Tout cela est pour moi très lié à une recherche qui a trait à la sensualité, à la chair, une forme d’érotisme réinventé au plateau. La musique pour moi à quelque chose de l’ordre de l’épidermique, qui justement ouvre la voie à de nouvelles sensations. L’enjeu était aussi de voir comment survivre à un amour perdu, se donner la possibilité d’être à nouveau surpris, d’être emporté du côté de l’acte créateur.
Le théâtre sous toutes ses formes est au cœur de cette création…
Jeanne Candel : Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, c’était un moment pour moi où j’avais besoin de questionner la puissance irréductible du théâtre. En quoi convoquer des gens dans un même espace, les mettre face à un objet, un geste, un sens ? Le spectacle vivant a quelque chose de très primaire, de très primitif qui touche à la perception du réel. C’est un geste total, qui touche au plus juste. Et en réfléchissant, il n’y a que le théâtre qui peut ainsi toucher les gens, car le ressenti est de l’ordre du réel. Il y a une forme d’essentialisation de la parole et du propos. Dans la période que nous traversons, douloureuse, incertaine, dramatique, c’est d’autant plus important et nécessaire. Du coup, je crois qu’en hybridant les arts, en permettant aux spectateurs de ressentir des émotions multiples autant que plurielles, il est possible de les emmener ailleurs, dans un univers parallèle où tout est possible, du moins le temps de la représentation. Il y a quelque chose de jubilatoire là-dedans, en tout cas pour nous qui sommes sur scène.
Quand vous vous glissez dans la peau de ce chevalier à l’accent du sud, en effet, on a cette sensation de plaisir communicatif…
Jeanne Candel : Merci. C’est en effet ce que je cherchais. Nous avons beaucoup travaillé en repétition sur cet aspect du travail, du ressenti en salle. Pour moi, c’est essentiel. Le théâtre, le jeu d’acteur doit rester quelque–chose de ludique, de fou. Lorsque j’ai suivi deux stages avec Krystian Lupa, ila dit une chose que je considère comme juste et très belle sur les comédiens : « L’acteur doit toujours être en contact avec son fou, son démon et son enfant. » C’est une “phrase-talisman ” qui me parle énormément. C’est en étant le plus vrai, le plus proche de ce que nous avons en nous de nos chaos intérieurs, que nous sommes le plus juste. C’est cela que j’ai essayé de faire avec Baùbo.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Baùbo : De l’art de n’être pas mort de Jeanne Candel
Festival BRUIT
Théâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
2 route du Champ de Manoeuvre
75012 Paris
Reprise du 30 novembre au au samedi 9 décembre 2023 et du vendredi 2 au samedi 10 février 2024