Stéphane Braunschweig réussit son Andromaque, grandiose tragédie du dieu Racine. Il met tout en œuvre pour que la pièce parle à chacun et le public ne s’y trompe pas. Il l’écoute dans un silence absolu et lui fait un triomphe à la fin.
© Simon Gosselin
Un an après la fin de la chute de Troie, les princes vainqueurs et princesses vaincues vivent ensemble. Les massacres, Pyrrhus, fils du si parfait héros Achille, les a perpétués : il a tué comme personne, cherchant à atteindre, sinon dépasser, la réputation de son héros de père. Pauvres succès : puisque Hector avait tué Achille, le fils de ce dernier se devait de tuer Priam, le père d’Hector. Mais comme il a dû batailler dur contre ce pauvre vieux corps, un acharnement qui marque la faiblesse terrible du guerrier à la chevelure flamboyante. Comme butin humain, il a reçu Andromaque, l’épouse d’Hector, mère d’un enfant que Racine a gardé en vie alors que la mythologie de cette guerre l’a imaginé précipité du haut des remparts par… Pyrrhus lui-même.
Mais Astyanax vit dans notre théâtre d’alexandrins, parmi les plus beaux de Racine. Et il représente le risque d’une relève troyenne. Le prince Oreste, au nom de tous les rois grecs vient réclamer sa mort. C’est ce prince triste et furieux qui ouvre la tragédie. En quelques vers, il révèle sa douleur à son ami Pylade : il vient pour exiger la mort du fils d’Hector et Andromaque et aussi pour rappeler à son grand amour Hermione qu’il l’aime toujours et qu’il espère encore le mariage prévu par leurs pères. Mais Hermione aime ailleurs. Elle aime Pyrrhus. Et ainsi se construit cette chaîne si célèbre d’amours impossibles : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector…
Racine dans un bain de sang
Avec Andromaque, Stéphane Braunschweig suit la chronologie. Son précédent opus racinien, Iphigénie, était déjà une réussite, avec cette héroïne et Agamemnon, son roi de père, que le metteur en scène projetait l’un vers l’autre, comme des êtres dévorés par leur feu intérieur, en équilibre sur une passerelle, symbole de passage et barrières invisibles. La guerre avait exigé le sacrifice d’Iphigénie, dix ans de combats et de pertes avaient ruiné les deux peuples et anéanti l’une des plus grandes cités d’alors, les royaux devenant des esclaves. Comment être humain alors dans cette étroite voie royale, ensanglantée et qui réclame encore du sang ? Comment être un roi ? Un amant, un époux, un père, un homme ? Comment vivre en étant esclave, victime, réduite à des choix de mort ? Mère, femme ?
Son Andromaque baigne dans ce sang-là, sang peu visible au début. Les personnages doivent marcher dans cette mare rougie. Pas de décor ou presque, comme si le vainqueur de Troie n’avait pas encore levé le camp. Il arrive d’ailleurs vêtu comme un guerrier d’aujourd’hui, en kaki, épuisé et chaviré. Il aime Andromaque, la princesse esclave qui ne vit que pour son fils, fantôme d’elle-même. Il aime celle qui se refuse. Il la veut, mâle frustré. Alexandre Pallu vibre aux vers de Racine et Pyrrhus gagne en humanité grâce à lui.
Des femmes dévorées d’amour
En princesse esclave, en mère épouvantée, en amante perdue à l’amour, Bénédicte Cerutti est magnifique : d’une féroce fragilité, elle respire désespérée, noyée dans ce dilemme fou : sauver son fils en épousant Pyrrhus qui lui a proposé cet odieux marché ou le voir mourir sous les coups d’Oreste. Elle veut mourir, Andromaque, femme héroïque qui doit se « résoudre », accepter l’innommable au nom de l’ordre des choses inhumaines.
Hermione, princesse du côté des vainqueurs, se sait perdue aussi. Comment lutter contre l’amour que Pyrrhus éprouve pour Andromaque ? Comment repousser l’amour d‘Oreste ? Peut-être est-ce pour cette raison de perte de sens (direction, horizon) que Stéphane Braunschweig bride sa fausse décontraction, emprisonnant ses mains dans ses poches, entravant sa démarche et notre regard, gêné par cette note d’intention qui alourdit ce jeu d’échecs.
Les costumes, excepté « l’uniforme » kaki de Pyrrhus, ne brillent pas par leur ligne : plissés affreux sur la longue tunique d’Andromaque, lourdes bottines d’Hermione… mais le public, tout à l’écoute de la parole claire des acteurs qui portent si fortement la beauté paradoxale des personnages raciniens, passe sur ces bizarreries d’accoutrement. Les princes et les esclaves pataugent dans la même misérable eau rougie par l’affront, la provocation, le massacre. Un enfant condamné à mort, s’il est sauvé, sauvera aussi le monde. En ces temps de guerre, c’est ainsi qu’on veut l’entendre. L’amour est prisonnier. Le sang ? il faut beaucoup d’eau pour l’effacer. Comme Shakespeare, Racine dit tout.
Brigitte Hernandez
Andromaque de Jean Racine
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, Paris 6ᵉ.
Jusqu’au 22 décembre 2023
Durée 1h55
Tournée
16 au 19 janvier 2024 au TnBA, Bordeaux
1ᵉʳ et 2 février 20242 au Théâtre de Lorient
8 au 14 février 2024 à la Comédie de Genève
Mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig assisté de Aurélien Degrez
avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais
collaboration artistique – Anne-Françoise Benhamou
collaboration à la scénographie – Alexandre de Dardel
costumes de Thibault Vancraenenbroeck
coiffures et maquillage d’Emilie Vuez
lumière de Marion Hewlett
son de Xavier Jacquot
Rencontre avec Stéphane Braunschweig et le collectif L’Envers de Paris « Théâtre et psychanalyse », dimanche 3 décembre à l’issue de la représentation.
Rencontre dans le noir, 24, d’après le chant XXIV de l’Iliade d’Homère, proposition artistique dirigée par Pierric Plathier (Oreste) et Alexandre Pallu (Pyrrhus), lundi 18 décembre
Stage de jeu pour public voyant et déf public déficient visuel dirigé par Alexandre Pallu (Pyrrhus) et Bénédicte Cerutti (Andromaque) samedi 9 décembre 10h/18h, dimanche 10 décembre 10h/13hh. 40 euros incluant la place de spectacle.
Les 12,9,16 décembre : pièce surtitrée en anglais.
Le 8 décembre : pièce surtitrée en français