Avant de faire du théâtre, Joséphine Serre, a brièvement étudié l’archéologie. De cette courte excursion, l’autrice et metteuse en scène a conservé un attrait pour l’excavation de récits et l’étude des strates — mais peut-être cette inclination précédait-elle tout le reste. Le diptyque Amer M./Colette B. en est un parfait exemple, reliant la petite histoire d’un chibani et d’une pied-noir à celle, loin d’être épuisée de la colonisation. En janvier, le diptyque soufflera sa deuxième bougie. Un âge suffisant pour examiner les effets qu’ont eu l’actualité du monde sur le spectacle, alors même que cette quarantenaire à la voix douce prépare une prochaine création pas moins politique.
Face au regain d’urgence au regard de la situation au Moyen-Orient, est-ce que le diptyque Amer M./Colette B. change ? Dans quelle mesure votre travail est-il perméable à l’actualité ?
Josephine Serre : Je travaille énormément avec l’actualité. J’y suis poreuse parce que c’est ma nécessité humainement et artistiquement. Du coup, toutes les pièces que j’écris s’enracinent dans des sujets brûlants qu’il me semble nécessaire de porter à la scène. Parce que la scène, justement, permet une autre approche que le document d’actualité. Je dois passer par l’émotion, l’incarnation, les vocations primitives du théâtre, pour évoquer des faits tellement présents dans l’actualité qu’ils deviennent presque un bruit de fond dont on ne se soucie plus. C’est le premier moteur de mon travail. Dans son écriture, la pièce ne change pas, mais la perception qui en existe va forcément changer. J’en suis venue à me demander s’il ne fallait pas prévoir un programme de salle spécifique pour aiguiller la présentation sur la question coloniale. Mais les spectateurs sont assez grands pour voir les passerelles possibles. Notamment dans Colette B., il y a une espèce de grand brûlot où Colette se demande dans quoi s’enracine toute cette violence, pour dire que c’est le même type de violence qui a décimé les Indiens d’Amérique que celle qui décime actuellement les Palestiniens. C’est le parallèle que dresse Mahmoud Darwich dans le Discours de l’Homme rouge. Cette question de l’origine de la violence ne peut que résonner avec l’actualité.
Aujourd’hui plus que jamais, la question de la mémoire coloniale française se pose. Récemment, les historiens Nicolas Bancel et Pascal Blanchard ont publié une tribune dans Le Monde décrivant celle-ci comme le dernier tabou français. Quel regard portez-vous sur la façon dont la France fait face à son passé colonial ?
Joséphine Serre : Emmanuel Macron a une certaine propension à faire des déclarations qui correspondent à ce que l’audience attend, mais qui ne sont généralement pas suivies de faits. Je trouve catastrophique d’avoir affiché immédiatement un soutien « inconditionnel » à Israël. Quelque part, il y a une espèce de polarisation, encore accentuée de ce conflit, qui correspond au fantasme d’un conflit civilisationnel, lequel s’ancre dans une mémoire qui n’est absolument pas traitée. Même si le mot est galvaudé, il s’agit d’un refoulé colonial. La peur du fellagha, le racisme anti-arabe sont en train de nous exploser à la face. À tel point qu’on ne peut plus critiquer le régime fasciste qui est celui de Netanyahou sans être traité d’antisémite. C’est aussi le rôle des artistes, à ce titre, que de déplacer le regard, la pensée et les représentations, déboulonner ce qui peut apparaître comme des évidences. Il nous revient d’empêcher la censure et l’autocensure, la pensée unique et l’omerta, aussitôt qu’on tente d’exprimer une nuance voire une contextualisation. Je suis sidérée de constater cette injonction à choisir un camp, et quand vous ne le faites pas, à vous ranger de force dans l’un ou l’autre. Ça me paraît fou qu’il soit devenu impossible d’être révulsé, bouleversé par les massacres du 7 octobre, de les condmaner intégralement et absolument, et dans le même temps, de rappeler les jalons de l’histoire, dans le même temps être indigné, révulsé par la disproportion de la riposte d’Israël et sa violence envers les civils. Ça, cet interdit du complexe, cette obligation à une pensée binaire du monde, est à la fois symptôme et terreau de la montée de l’extrême-droite. Amer M. et Colette B. tracent un chemin à l’intérieur des pavés denses et solides du tabou, ceux qui étouffent la parole et font régner la loi du silence dans les familles. C’est fait à travers une réconciliation opérée par les humains, par les peuples. C’est d’ailleurs le sens d’une phrase placée au début de Colette B. : quelque part, les peuples sont en avance sur les tactiques géopolitiques et plus intelligents humainement que les états-nations.
Comment avez-vous dirigé vos comédiens dans l’incarnation, forcément délicate, de personnes réelles ?
Joséphine Serre : Une grande partie du travail a lieu hors de la scène, dans la psyché de l’acteur. Ça fait partie de mon procédé de travail — un long terme non pas au plateau, mais dans sa genèse. Pour Amer M., le premier des deux volets à avoir été créé, il s’est passé presque trois ans entre la première réunion de travail et la création. La première fois où l’on s’est réunis, j’avais déjà en main les documents trouvés dans le portefeuille. On a commencé par explorer chaque document, à échanger matières, matériaux et références : films, fictions, documentaires, photographies, romans, essais d’histoire ou de sociologie, poésie… J’ai partagé beaucoup de choses au fur et à mesure. Des choses qui, pour différentes raisons, ne sont pas dans la pièce, mais qui me semblent pouvoir la nourrir de manière souterraine. Avec Amer M.et Colette B., on a travaillé avec beaucoup de « et si… », « et peut-être que… ». Autant de pistes qui s’additionnaient et ne s’annulaient jamais, même si elles étaient contradictoires. Guilllaume Compiano et Camille Durand-Tovar, les deux principaux concernés par les personnages d’Amer et Colette, ont dû laisser les documents et les références se déposer, rêver à l’Algérie et au rapport franco-algérien, la migration et le rapatriement. C’est un travail au long cours, et tout cela se sculpte une fois en répétition. Guillaume Compiano a par exemple beaucoup traîné à Paris, dans le onzième, là où j’avais retrouvé le portefeuille, auprès de vieux Chibanis, ces immigrés maghrébins venus travailler en France pendant les Trente Glorieuses. Ce dont il s’imprègne reste évidemment très abstrait, il ne s’agit pas d’imiter sur un mode folklorique. D’ailleurs, sur scène, il ne transforme rien de ce qu’il est lui, mais il laisse affleurer très légèrement tout ce dont il s’est imprégné au cours de ces rencontres.
Une question traverse le diptyque : à qui appartient-il de raconter cette histoire ?
Joséphine Serre : Ça a été une question qui a traversé absolument toute l’écriture des deux pièces. Évidemment, j’avais déjà énormément défriché au moment d’écrire Colette B., ça a donc été plus direct. Mais l’écriture du premier volet n’a fait que remuer cette question-là. Ce qui m’a autorisé à me lancer, c’est d’être tombée sur le portefeuille et d’avoir photocopié les documents. Il y avait déjà, là, un geste illicite et subversif. J’étais moi-même étonnée. Ensuite, le simple fait de se dire « je vais écrire quelque chose à partir de ça », a fortiori des années après avoir fait les photocopies, relevait d’une nécessité liée au fait paradoxal que je ne savais que très peu de choses sur une chose aussi fondamentale pour l’inconscient collectif français que la guerre d’Algérie. J’ai décidé de m’emparer de cette aventure parce qu’elle me questionnait en tant que Française. J’ai ensuite compris qu’il n’y avait aucun intérêt à retrouver Amer et faire sa biographie, puisque ça deviendrait alors anecdotique et que je ne pourrais plus rien interpréter ou imaginer. J’allais forcément le trahir. Il a donc fallu intégrer le spectateur dans le fait que ce qu’on racontait était une hypothèse posée. On commet toujours un vol et une irruption quand on s’empare d’un sujet, quel qu’il soit. Et je pense qu’on peut parler de tous les sujets que l’on souhaite. Par rapport à la question de « qui a le droit », il ne faut pas oublier que toute cette affaire n’a été depuis le début, qu’une longue succession de signes quasi-karmiques qui me faisaient me dire qu’il y avait un mystère à soulever. Déjà, ce portefeuille arrive dans ma boîte aux lettres, moi qui écris du théâtre, alors que j’étais en train d’achever la création d’une pièce qui portait sur la question des réfugiés, de l’exil et de l’archive. Ça a été presque comme un blanc-seing, comme une commande. J’avais la sensation que si ces documents étaient arrivés là, c’était bien pour que j’en fasse quelque chose, sinon, ils seraient tombés dans la boîte aux lettres d’à côté. C’est sur moi que c’est tombé, et ce sont les sujets sur lesquels j’écris. En outre, tout était très disposé pour faire une histoire. Ce n’était pas juste un portefeuille avec des documents d’identité : il y avait les trois mots de cette femme, ce « vous êtes si cher à mon cœur », une pianiste à Radio France alors que lui est ouvrier du BTP — déjà, il y a là un premier stéréotype qui explose. Colette B. habite square Louis Gentil : je me renseigne sur Louis Gentil et je découvre que c’était un cartographe de l’Algérie coloniale… Lui, son nom, Amer M., on ne peut pas faire plus poétique : amer, l’amertume, en même temps la mer méditerrannée, « M » comme aimer… C’est comme s’il y avait une invitation à s’emparer à la fois de l’archive et de la poésie, de l’histoire d’amour contenues à l’intérieur. Je devais le faire, puisque c’était tombé sur moi.
Comment la discipline archéologique, explicitement convoquée dans Data Mossoul, a-t-elle nourri cette création ?
Joséphine Serre : J’ai fait un début d’études en archéologie, mais je ne suis pas allée très loin. Néanmoins, j’y vois une vocation profonde : ma vie, c’était soit le théâtre, soit l’archéologie. C’est à l’occasion d’Amer M. que je me suis rendue compte que je retrouvais ma vocation pour l’archéologie dans l’écriture, et qu’en fait elle me rattrapait sans que ce soit prémédité. Dans ma méthodologie de travail, ça s’articule entre une démarche scientifique qui est celle de la documentation, du savoir, et ensuite, à partir de certaines archives nécessairement parcellaires, un travail de spéculation. Dans Amer M., on avait une sorte d’échelle présentant toutes les gammes de nuances d’une hypothèse. Il y avait les choses certaines, les faits, tels la date et le lieu de naissance d’Amer M. Après, il y avait « très probablement », « probablement », « peut-être »… toute une gamme de degrés d’hypothèse qui s’éloignaient au fur et à mesure du document, et donc du factuel.
Votre prochaine création s’inscrit-elle dans la continuité de ce travail ?
Joséphine Serre : Je ne choisis pas vraiment mes sujets, ils s’imposent à moi. MAD, c’est un sujet que je porte depuis 2019. Schématiquement, il se nourrit du dérèglement climatique, de la chute de la biodiversité, de la sixième extinction de masse, avec la question de notre engagement par rapport à ça, de notre capacité d’action. Alors me suis questionnée sur les ZAD à travers le motif de la forêt, laquelle est porteuse d’une symbolique de métamorphose et s’ancre aussi dans un inconscient collectif littéraire, celui des contes et légendes médiévaux, où la forêt est le lieu des miracles. Je pars de l’histoire d’un étudiant en botanique que vous reconnaîtrez peut-être mais qui n’est pas nommé dans la pièce [Rémi Fraisse, ndlr.], tué par grenade sur une ZAD à l’âge de 21 ans. On suit le parcours de deuil et de tentative de compréhension par sa sœur, qui va être amenée à retraverser des questions très profondes sur le rapport de prédation qu’entretient la civilisation avec son milieu. Quelque part, Rémi Fraisse est l’un des premiers morts de la guerre de l’eau en Europe. Je ne raconte pas son histoire, mais je m’empare du symbole qu’il est devenu.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Amer M./Colette B. de Joséphine Serre
Festival du TNB
La Paillette
2 rue du Pré de Bris, 35000 Rennes
Du 23 au 25 novembre 2023
Durée 1h40 (Amer M.) et 1h50 (Colette B.)
Textes et mises en scène Joséphine Serre
Dramaturgie et assistanat Zacharie Lorent
Création et mise en scène de l’image vidéo Véronique Caye
Création sonore Frédéric Minière
Création lumière Pauline Guyonnet
Scénographie Anne-Sophie Grac
Collaboration plastique Lou Chenivesse assistée d’Axelle Pielea
Créatrice costumes Suzanne Veiga Gomes assistée de Leslie Môquet
Responsable de confection Elea Lemoine
Costumière Isabelle Flosi
Voix en arabe Mounir Margoum et Déa Liane
Collaboration artistique à la création d’Amer M. Pauline Ribat
Avec Guillaume Compiano, Xavier Czapla, Camille Durand-Tovar, France Pennetier pianiste dans Colette B., Joséphine Serre