La colère monte tandis que les lumières étouffées de rangées de néons défilent sur le visage de Manumatte, lancinantes. Dans Grès (tentative de sédimentation), le comédien campe un vigile de centre commercial, un pion aussi crucial que contingent à la chaîne capitaliste. Le gardien du butin, le défenseur de la transaction. S’il bouge à de rare moments de derrière le micro, c’est pour y revenir comme à un aimant : ll y a une nécessité de parole. Celle-ci ressemble à la logorrhée qui se libère à la fin d’une journée sous pression, encore faut-il que quelqu’un écoute, mais pour une fois, le cerbère du capital a un public entier pour entendre la frustration et la colère montante.
Il y a un nœud à démêler au sein de ce quotidien payé à dénoncer les petits méfaits du lumpenproletariat, où à humilier les plus faibles on n’est pas moins à l’abri d’être humilié soi-même. Pourtant, les principes qui régissent ce quotidien s’accrochent, d’abord — ce n’est pas parce que l’on est pauvre que l’on n’a pas le droit d’être honnête, se répète le bon soldat. Il trouve du réconfort à se penser du bon côté des pauvres, ça permet de faire passer la docilité pour une rigueur morale.
Éboulement du système
Seulement voilà, la structure idéologique bien incrustée dans l’esprit du héros de supermarché finit par se fissurer. Y participent les aspirations philosophiques du collègue Aziz, lequel, en penseur sans diplôme, pointe vers une lueur depuis l’intérieur de la caverne. Pèsent aussi sur ces fondations le licenciement de la compagne, employée d’abattoir qui finira sous les barreaux pour avoir saccagé son ancien lieu de travail.
Finalement, c’est une figure fantastique, convoquée subrepticement pour s’évanouir presque aussitôt, qui consomme cet éboulement du système de valeurs et révèle la dissonance inhérente à cette position de traître-par-fonction devant désigner d’autres traîtres pour asseoir sa place dans la hiérarchie. Sa découverte est comme un coup d’œil jeté au fond de l’abysse. Le regard s’en détourne aussitôt, mais trop tard : la supercherie de cet équilibre social est révélée, façon Truman Show. Des cendres de l’illusion, il faut alors reconstruire un monde entier.
C’est au détour des rond-points que les forces s’assemblent, alors que le mouvement des Gilets jaunes commencent à s’agréger, envers les gaz lacrymogènes et contre les sentences répressives. Le voilà, le sens du sous-titre de la pièce, l’opération de sédimentation qui poursuit l’effondrement du décor. Les événements successifs finissent par raviver, dans la mémoire du protagoniste, toute une généalogie de la duperie politique et de la « délinquance en col blanc » — Sarkozy, Benalla, Bolloré, Arnault sont cités pêle-mêle — qui le relie à d’autres individus partageant sa condition, les mêmes qu’il pointait du doigt avant de se voir passer de l’autre côté du miroir.
Caisse de résonance
Le texte de Cayet installe habilement ces jeux de transferts pour offrir une caisse de résonance, cinq ans plus tard, aux Gilets jaunes et à leurs avatars. Sur scène, Manumatte porte le texte avec une impassibilité toute maîtrisée, dans laquelle se réfractent aussi bien le déni que la progressive prise de conscience politique et les nerfs qui s’échauffent. À côté de lui, le guitariste montreuillois Valentin Durup offre un écho supplémentaire à cette rage qui gronde.
L’itinéraire de révolte tracé ici se heurte au constat que cinq ans et maints 49-3 après, cette colère sociale continue de rencontrer répression et mépris. Et s’il ravale son ébauche d’envolée fantastique dans le décor suffocant qui pèsera jusqu’au bout sur les épaules de cet antihéros, c’est dans l’acharnement avec lequel il rejoue cette prise de conscience politique que Grès entrouvre une brèche d’espoir.
Samuel Gleyze-Esteban
Grès (Tentative de sédimentation) de Guillaume Cayet
TPM – Théâtre Public de Montreuil
Salle Maria Casarès
63 rue Victor-Hugo
Jusqu’au 25 novembre 2023
Durée 1h10
Mise en scène Guillaume Cayet
Avec Manumatte
Création musicale de Valentin Durup
Musique live – Valentin Durup en alternance avec Caetano Malta
Scénographie de Salma Bordes
Création lumières – Juliette Romens
Création vidéo – Antoine Briot
Costumes de Cécile Box
Régie – Antoine Briot en alternance avec Nicolas Hadot