Face Public,son autobiographie posée sur un pupitre, Modesta (incandescente Noémie Gantier), revient sur un de ses premiers souvenirs d’enfance. Elle a quatre, cinq ans. C’est la toute première fois qu’elle a senti une chaleur irradier le creux de ses reins, lors d’une course effrénée dans un coin isolée de l’aride Sicile. Née le 1er janvier 1900 dans une famille très pauvre, elle fait tache dans le paysage familiale. Sœur atteinte de trisomie, mère sèche, père aux abonnés absents, elle rêve d’ailleurs tant elle est avide de connaissance, de comprendre le monde qui l’entoure. Belle, intelligente, sensuelle, elle attire les regards, la concupiscence des hommes. Il y aura le voisin, un adolescent, plus âgé qu’elle, qui lui parle de mer, d’horizon lointain, celui qu’elle croît être son père, un marin de passage.
S’émanciper à tout prix
Un feu providentiel la libère de ses chaines maternelles. Trop petite pour être livrée à elle-même, elle atterrit dans un couvent, où sa personnalité hors du commun lui vaut quelques inimitiés mais surtout la tendresse de la Mère Supérieure, qui la prend sous son aile. Séduite par cette enfant prodigieuse, la religieuse succombe à ses démons et ne peut s’empêcher de caresser la tendre fillette. Prise de remords ou de compassion, elle la couche sur son testament. Sa mort inopinée en tombant d’une balustrade offre une porte de sortie dorée à l’adolescente de 17 ans, qui se retrouve propulsée dans les ors d’un palais sicilien, où règne en douairière, une parente de l’ecclésiastique, la princesse Gaïa. Embrassant à bras le corps cette vie de château, Modesta se fait habillement une place au soleil.
Consciente des travers du monde, de son charme et de ses capacités à se servir des autres pour arriver à ses fins, s’élever dans une société confrontée au balbutiement d’un siècle nouveau, Modesta, telle une Julien Sorel en jupon, avance, avec une humilité toute feinte, dans le beau monde. Le plaisir de la chair chevillé au cœur, elle poursuit son ascension avec une virtuosité, naturelle autant que machiavélique, qui frise le génie. Traversant l’histoire de la Sicile du début du XXe siècle et anticipant les promesses inhérentes à un changement d’ère politique et sociale, cette épicurienne a grand, qui aime autant les hommes que les femmes, transgresse toutes les règles pour goûter à tous les plaisirs, qu’ils soient charnels ou intellectuels. Libérée de tout tabou et de tout préjugé, cette femme de chair et de sang prévisage un courant éclairé du féminisme d’aujourd’hui.
Par-delà les mots
Après Ivres de Virapaev, créé pendant le covid, et maintenant L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, on peut dire qu’Ambre Kahan ne cherche pas la facilité, bien au contraire. Devenu, depuis sa parution dans son intégralité à titre posthume en 1998 – du vivant de l’autrice toutes les maisons d’éditons italiennes l’avait refusé en raison de son caractère sulfureux -, un phénomène mondial, ce roman-fleuve protéiforme n’a de cesse de surprendre par la modernité et la sensualité exacerbée de son personnage central.
Porté au plateau ce monument littéraire relève de la gageure. D’ailleurs, personne jusqu’à présent n’avait osé tenter l’aventure. Fougueuse et déterminée, la jeune metteuse en scène avignonnaise se jette à corps perdu dans ce projet d’une ambition folle, qui retrace non seulement l’histoire d’une femme, mais aussi celle d’une famille, d’une île, d’un pays. Dépassant toute espérance, laissant la magie de la scène opérée, ainsi que son indéniable talent, elle signe un spectacle puissant, voluptueux autant qu’humain.
Bien sûr, sur les presque six heures que dure le spectacle, tout n’est pas parfait. Il y a des longueurs, des creux, des ajustements à faire. Honnêtement des détails, tant Ambre Kahan a su saisir parfaitement l’essence plurielle du roman et lui donner vie au plateau en conjuguant toutes les formes de théâtre de la tragicomédie au stand-up. Avec un sens esthétique accru – le final est à couper le souffle – , une direction d’acteurs au cordeau, la metteuse en scène recrée l’ambiance torride du roman – les scènes de sexe sont d’une rare suavité et ne tombent jamais dans la nudité gratuite, dans le vulgaire.
Évoquant nous seulement la vie tumultueuse de cette transfuge de classe, elle invite le public à ressentir au plus près la montée du socialisme italien et les premiers soubresauts du fascisme.Porté par une troupe d’excellents acteurs – dont l’impayable Aymeline Alix, le charismatique Jean Aloïs Belbachir, le ténébreux Serge Nicolaï et bien évidement l’extraordinaire Noémie Gantier, qui en incarnant Modesta, sorte de double littéraire de Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, avec ses ravissements et ses drames, est une œuvre totale qui entraîne le spectateur dans un tourbillon d’humanité intense, lumineux, funeste autant que sensible !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Valence
L’Art de la joie de Goliarda Sapienza
MC93 en partenariat avec le Théâtre des Amandiers Nanterre
9 bd Lenine
93000 Bobigny.
Du 1er au 10 mars 2024.
Durée 5h30 entracte inclu.
La Comédie de Valence
Place Charles Huguenel
26000 Valence
Jusqu’à 10 novembre 2023
Tournée
17 au 22 novembre 2023 aux Célestins – Théâtre de Lyon
1er au 10 mars 2024 à la MC93 en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national
Adaptation théâtrale et mise en scène d’Ambre Kahan
Avec Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert, Vanessa Koutseff, Élise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani et les musicien·ne·s Amandine Robilliard, Romain Thorel
Scénographie d’Anne-Sophie Grac
Lumière de Zélie Champeau
Création musicale de Jean-Baptiste Cognet
Son de Mathieu Plantevin
Costumes d’Angèle Gaspar
Perruques et maquillages de Judith Scotto
Assistanat à la mise en scène – Romain Tamisier
Construction décor ) MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis