Variation autour du box-step, Untitled (Holding Horizon) d’Alex Baczyński-Jenkins compose à partir de peu mais ouvre grand l’imaginaire. Présentée au Carreau du temple, cette pièce de trois heures fait partie des très belles propositions de danse du Festival d’Automne.
©Riccardo Banfi
« Queer » : la communication du Festival d’Automne à Paris insiste beaucoup sur cette dimension dans la brochure qui accompagne Untitled (Holding Horizon). C’est évidemment une porte d’entrée dans la pièce. Mais trop le nommer revient aussi à présumer que la nouvelle génération de la danse contemporaine n’a pas depuis longtemps intégré la chose queer, en vérité pas tant un sujet ou une catégorie qu’une manière d’être au monde — une « esthétique de l’existence », en termes foucaldiens. Et c’est d’ailleurs à la faveur de cette nature esthétique que le queer entre si bien dans l’art, puisqu’il est une manière de penser les formes, leurs dynamiques et leurs relations. On sait gré à la danse, ces jours-ci, de mettre sur scène une compréhension organique de ce qui peut être libéré sur ces fronts-là, et notamment au sein du Festival qui consacre son « portrait » à l’envoûtant Trajal Harrell. Dans ce même refus de rendre lisible ce qui, par définition, ne l’est pas, Alex Baczyński-Jenkins offre là une performance brillante.
Le chorégraphe trentenaire élève le box-step, ce pas de danse qui dessine un carré, au rang de formule magique : quatre appuis sur le sol et vous conjurez mille mondes, des deux milieux homonymes désignés par le mot ballroom (celui des danses de salon et celui du voguing) jusqu’à un ailleurs qui dépasse une danse située pour embrasser d’autres paysages imaginaires. Davantage qu’un collage post-moderne de références et de danses, la répétition de ce jeu de jambes forme une continuité extrêmement ténue, mais dont la force d’évocation n’est rendue que plus grande. À l’intérieur, quelques variations chorégraphiques — d’amples sauts de faune, des bras de voguing, des vrilles et des piétinements martiaux —, mais aussi musicales et lumineuses, orchestrent les déplacements subtils de cette danse itérative.
Des corps dans l’obscurité
Pendant la représentation, on aura pu entrer et sortir de la salle à l’envi, et bouger tout autour de cette continuité dansée. Question d’ergonomie spectatoriale ? Pourtant, les trois heures du spectacle sont extraordinairement engageantes : la répétition ne génère pas d’ennui et beaucoup d’effets d’hypnose. Peut-être doit-on plutôt y voir un outil dramaturgique à part entière. Alors, on sort, et on rentre à nouveau, une fois, pour jouer le jeu. Là se joue le début d’une narration, un déplacement imaginaire : pénétrer dans cette salle in medias res, c’est n’être plus le spectateur mais le témoin d’un rituel magique, secret et peut-être illicite.
Les danseurs, d’abord en streetwear style berlinois, sont presque tous bientôt vêtus de robes de soirée noires, façon Pina dark-sided. Ils font corps sans se toucher. Parfois, les uns se figent pour regarder les autres bouger, délimitant pour eux un espace d’expression. D’autres fois, un interprète s’éclipse puis revient. Aaa Biczysko, Ewa Dziarnowska, Rafał Pierzyński, Ronald Berger et Sigrid Stigsdatter sont des artistes extrêmement charismatiques, et leur magnétisme participe de l’énergie libidinale discrète et jamais consommée qui enveloppe la pièce.
À quelques reprises, ils s’approchent du public, plongent une seconde leurs yeux dans les nôtres. C’est comme lorsque, dans l’obscurité du club, on distingue soudain le visage d’un inconnu. Même les spectateurs, en quadri-frontal, peuvent se regarder les uns les autres. Tout cela suffit à donner, pendant ces trois heures, le sentiment de faire partie d’une communauté vivante, désirante, sociale. Ce qui devrait être une évidence nécessite parfois d’être réactivé. Il faut parfois éteindre les lumières pour y arriver. Ici, cette appartenance éphémère devient quelque chose de précieux, à chérir. Et c’est parce qu’il compose cette formule avec finesse et sophistication que Baczyński-Jenkins, pour quatre soirs de festival, se faisait merveilleux incantateur.
Samuel Gleyze-Esteban
Untitled (Holding Horizon) d’Alex Baczyński-Jenkins
Festival d’Automne à Paris
Carreau du Temple
4 Rue Eugène Spuller, 75003 Paris
25 au 28 Octobre 2023
Durée 3h
Chorégraphie, Alex Baczyński-Jenkins
Créé en collaboration avec et interprété par Aaa Biczysko, Ewa Dziarnowska, Rafał Pierzyński, Ronald Berger, Sigrid Stigsdatter
Développé avec Aaa Biczysko, Rafał Pierzyński, Sigrid Stigsdatter, Tiran Normanson
Sonorisation live et lumières, Krzysztof Bagiński
Recherche sonore, Jana Androsova, Krzysztof Bagiński, Tobias Koch, Filip Lech
Conseiller stylisme, Rafał Domagła
Direction studio, Andrea Rodrigo
Remerciements, Bily Morgan
Chargée de production, Ola Knychalska