Assis sur une chaise, le comédien semble perdu dans ses pensées. Un livre à la main, sa seule richesse qu’il couve avec tendresse, un sac poubelle posé à ses côtés, il a le regard vague de ceux qui n’arrivent pas à vivre dans le présent, à vivre en communauté. Parfois un sourire fugace éclaire son visage. Certainement la réminiscence émue d’un moment depuis longtemps révolu. Il reste imperturbable au bruit dans la salle. Il attend le bon moment pour s’adresser à ces visages inconnus qui l’observent et le scrutent.
A dépressif, dépressif et demi
Fiévreux, il tremble, hésite. Puis dans une salve, les mots se bousculent à grands flots. Brûlants, ils le libèrent de ce trop plein de souvenirs, des fantômes du passé qui hantent autant qu’ils habitent ses jours, ses pensées. Ermite, misanthrope, il vit loin du monde, dans une maison cachée derrière une forêt dans une région reculée d’Autriche. Scientifique à ses heures perdues, il tente des expériences sur les anticorps de la nature, s’enferme chaque jour un peu plus dans sa neurasthénie. La dépression le ronge. Un temps, à peine quelques mois, il crut s’en libérer. De ce court moment, il garde en lui une force de vie, d’étranges sensations, un garde-fou salvateur. Cela faisait plusieurs mois, qu’il n’était pas sorti de chez lui, n’avait pas parlé à un autre humain. La coupe était prête à déborder Pour ne pas sombrer, il s’était réfugié chez son unique ami Moritz sa dernière attache à la vie, pour enfin tout lui dire de ses maux, de son état dépressif.
Une rencontre a tout changer. Agent immobilier, Moritz recevait, au même moment, la visite d’un couple de suisses, qui venait d’acquérir pour ses vieux jours, un terrain considéré comme invendable, car sombre et humide. Face au narrateur, la femme au teint mat, aux yeux bleus, se tient droite, muette. La Persane (à l’écran la ténébreuse Mina Kavani), puisque c’est ainsi qu’il la nomme, l’intrigue, le trouble. Il y a chez elle, dans son regard, un je-ne-sais-quoi qui le renvoie à sa propre solitude, sa propre maladie. Entre eux, sans qu’il ait besoin de se parler, naît une connivence, une complicité immédiate. Ensemble, il décide d’aller le lendemain se promener dans la forêt de mélèzes voisines. La magie opère. L’un semble être le double de l’autre. Schopenhauer, Schuman, le dégoût du monde, de la vie, les sauvent un temps, les maintiennent à flot, éloignent toutes idées suicidaires. Mais quand on ne se supporte pas soi-même, comment aider l’autre ?
Un voyage au bord du précipice
En adaptant Oui, l’un des courts romans autobiographiques de Thomas Bernhard, dont ils sont tous les deux passionnés, Célie Pauthe et Claude Duparfait portent au plateau une parole intemporelle, qui dit tant du mal être qui gangrène nos sociétés européennes, de sa propension à se refermer sur elle-même, à voir l’autre comme un étranger porteur de tous les maux. La plume de l’auteur autrichien est sombre tant son encre est irriguée par ses propres angoisses, son abattement. Mais, et c’est toute la beauté de sa prose, elle est émaillée de fulgurance, d’éclats de lumières irradiants. C’est d’ailleurs ce contraste permanent entre la vie exaltée et les ténèbres de la neurasthénie du dramaturge que les deux artistes mettent sous les projecteurs, qui éclairent la scène, et dans une moindre mesure la scène.
Entremêlant confessions des temps présents et images vidéos des moments plus ou moins heureux du passé, Célie Pauthe signe une mise en scène épurée, tout en retenue délicate, donnant ainsi au texte puissant et lucide toute sa profondeur, son intelligible fatalité. Dans ce bel écrin nu, Claude Duparfait se glisse avec gourmandise dans les mots de Bernhard, en révèle toute la force mélancolique. Jouant sur l’ambiguïté sexuelle du narrateur, qui oscille entre son amitié absolue pour Moritz et cette passion violente pour la Persane, il explore avec une justesse, une jouissance inouïe les méandres de pensées de l’auteur, nous tient en haleine jusqu’au bout, dévoilant dans un dernier souffle toute l’absurdité de l’existence, celle du souvenir fantasmé d’une femme jadis fréquentée, celle de l’auteur face à ses propres fantômes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Besançon
Oui d’après Thomas Bernhard
CDN de Besançon Franche-Comté
Avenue Edouard Droz
Esplanade Jean-Luc Lagarce
25000 Besançon
jusqu’au 21 octobre 2023
Durée 1h30
Tournée
24 au 26 octobre 2023 au TNS
24 mai au 15 juin 2024 aux Ateliers Berthier – Odéon-Théâtre de l’Europe
Traduction de Jean-Claude Hémery
Adaptation et conception de Claude Duparfait Célie Pauthe
Mise en scène de Célie Pauthe assistée d’Antoine Girard
Avec Claude Duparfait et à l’image Mina Kavani
Scénographie de Guillaume Delaveau
Lumière de Sébastien Michaud
Son d’Aline Loustalot
Vidéo de François Weber
Costumes d’Anaïs Romand
Construction décor – Dominique Lainé, David Chazelet, Antoine Peccard
Directrice technique – Céline Luc
Régisseur général – Jean Michel Arbogast
Régie son et vidéo – Chloé Barbe
Régie lumière – Elias Farkli
Régie plateau – David Chazelet