Quelques jours avant la création d’Oasis Love, qu’elle écrit et met en scène à Théâtre Ouvert avec la complicité du Théâtre Nanterre-Amandiers, la poétesse et autrice Sonia Chiambretto se livre sur une création collective aux prises avec le problème des violences policières.
©Stéphane Remael
Elle doute, Sonia Chiambretto, lorsque nous la rencontrons à la fin d’une journée de répétition à Théâtre Ouvert pour sa nouvelle création, Oasis Love. Mais c’est bon signe : saurait-on s’attaquer à un sujet aussi chaud que celui des violences policières sans que mille questions ne viennent compliquer le travail de représentation ? La pièce, dont la première a lieu ce lundi dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, joint deux images a priori contradictoires d’ adolescents qui vivent dans les cités, dans leur rapport à l’amour et dans leur rapport aux forces de l’ordre. Forcément, elle résonnera avec la mort de Nahel Merzouk en juin dernier, et tous les autres épisodes d’abus de pouvoir de la police française. Au travail, la poétesse et autrice, pudique mais généreuse, avance sans grandes certitudes. Discuter avec elle ce jour-là, c’est plonger dans le grand chantier d’un théâtre politique. Et parler de poésie en même temps.
Quelle a été la genèse d’Oasis Love ?
Sonia Chiambretto : L’écriture d’Oasis Love trouve son origine dans deux autres textes, Polices !, publié à l’Arche, et Tu me loves, qui accompagne les photos de Marion Poussier aux éditions Filigranes. C’est aussi l’aboutissement d’un travail de résidence mené pendant deux ans à Nanterre. J’y ai rencontré beaucoup d’enfants et d’adultes avec des associations, des classes, et ce jusqu’à Strasbourg et Marseille. Et on a essayé, de manière collective, de constituer le portrait-robot du « policier idéal ». Avant ça, j’avais écrit un poème écrit en 2010, aux débuts de ma vie d’écrivaine. J’étais en résidence dans un foyer d’adolescents à Saint-Ouen, dans le département le plus pauvre de France. Alors qu’on se promenait avec deux adolescentes, on est tombées nez à nez avec une interpellation de police. Des jeunes garçons étaient plaqués violemment contre le mur. Et on s’est rendu compte que l’un d’entre eux était le cousin d’une des deux filles. On a continué notre chemin, mais le ton est monté entre nous, tout est devenu très nerveux, comme s’il y avait une contagion de la violence. En rentrant, Bintou m’a raconté une descente de police qui a eu lieu chez elle, un jour où les policiers cherchaient son frère. Et en même temps qu’elle déroulait l’histoire, elle me disait ce qui, selon elle, était juste et pas juste. À la suite, j’ai écrit un premier poème, « Juste, pas juste », pour une revue de poésie. À la même période, je travaillais avec des gens qui, enfants, avaient fui la déportation en 1943. À cette occasion, j’ai visionné le procès de Papon. À un moment, ils évoquent le 17 octobre 1961. C’est là que je me suis rendu compte que c’était le même homme qui avait agi les deux fois. Peu à peu, une somme de textes s’est constituée : le premier en 2013, puis — j’ai fonctionné par augmentation — Polices ! en 2021 et, aujourd’hui, Oasis Love pour la scène. Là, je travaille davantage sur la course-poursuite.
C’est la première fois que vous signez seule une mise en scène ?
Sonia Chiambretto : Yoann Thommerel, mon collaborateur artistique de longue date, avec qui je dirige la compagnie Le Premier épisode et avec qui j’ai signé trois mises en scène, m’accompagne sur toute la création. Pierre Itzlovitch, qui travaille avec nous depuis trois ans, m’assiste à la mise en scène. On a constitué une équipe avec Léonard Bougault, qui signe la scénographie, Thibaut Langenais à la création du son, Neills Doucet à celle des lumières, Étienne Diop à celle des costumes. On a aussi travaillé avec Julien Priez, un designer typographique. Oasis Love est ainsi devenu un projet porté collectivement. C’est important pour moi.
Comment se passe le travail ?
Sonia Chiambretto : C’est compliqué, parce que l’on a commencé à la Comédie de Caen, et qu’au bout de dix jours de travail, Nahel a été tué par un policier à Nanterre dans les conditions qu’on connaît. Je me dis qu’il y a une urgence de parole, mais j’aurais aimé que cette pièce arrive plus tard. En même temps, je ne fais qu’apporter un regard. Avec cette affaire, Il s’est passé quelque chose de très, très grave, de très violent. Mais cette histoire, c’est la même depuis des décennies, c’est la même violence qui se répète.
À quelques jours de la première, comment vous positionnez-vous vis-à-vis de ce réel-là ?
Sonia Chiambretto : Je doute tous les jours. J’ai cru que j’allais tomber malade. Mais ce sont des choses qui traversent mon travail en littérature : comment déplacer un témoignage ? Comment le dire ? Là, sur la scène, je travaille avec des acteurs qui ont eux-même une expérience du racisme, du rapport à la police…
Et il faut éviter de romantiser, il y a le risque de faire du beau à partir de récits de violence systémique réelle…
Sonia Chiambretto : Exactement. Dans la première partie, il s’agit avant tout d’un échange de jeunes gens sur le thème de l’amour. Avec un texte poétique, fragmenté, et ça, c’est cassé par l’intrusion de la police. Alors on rentre dans la question de la violence. C’est une rupture. Après, chaque acteur prend plusieurs rôles : policier, émeutier, témoin…
Y’a-t-il eu des débats entre vous, au sein de l’équipe ?
Sonia Chiambretto : Oui, quand même. Et ça fait naître des questions du genre : comment raconter ? Comment dire les choses ? Oasis Love est une pièce de montage. Les acteurs ont plutôt l’habitude de jouer des rôles à l’intérieur d’histoires. Et là, ils portent de la parole poétisée, ils rendent vivantes des archives : c’est un travail difficile.
Cela a-t-il généré des résistances ?
Sonia Chiambretto : Les récits sont extrêmement écrits. On m’a souvent dit que j’avais une écriture objectiviste, au sens de Charles Reznikoff, mais c’est vraiment un travail de respiration, en réalité, un travail poétique. Là, ce qui est compliqué avec les comédiens, c’est l’ambiguïté : je me rends compte que j’ai fait théâtre, et en même temps, c’est l’endroit de la parole, de la rencontre avec le public, et là, aussi étonnant que cela puisse paraître, le théâtre peut m’embarrasser. C’est difficile pour l’acteur : je vais lui demander de ne pas jouer, mais en même temps, il est en jeu. Il y a un gros travail sur le dire, sur le souffle, sur le vocabulaire urbain, aussi, et tout cela doit se déployer dans une scénographie… Je leur disais : « Il faut jouer mais ne pas jouer. » C’est sur un fil. Comment faire des images belles et salir en même temps ?
Il y a des personnalités artistiques très fortes dans la distribution, comment celle-ci s’est-elle faite ?
Sonia Chiambretto : Avec Émile-Samory Fofana et Julien Masson, on a fait des performances à partir des premiers textes, il y a deux ans, aux Magasins généraux, pendant les Chichas de la pensée. On en a fait à Actoral, à Théâtre Ouvert aussi. C’est ces performances qui nous ont conduits ici. Émile était dans Superstructure, mis en scène par Hubert Colas. Il a une vraie connaissance de mon écriture, il en connaît les enjeux. Il est important pour moi dans la pièce. Julien Masson, je l’ai rencontré à l’occasion d’un laboratoire de jeu, et il a fait partie de la distribution d’Îlots. Pour moi, ils ne sont pas uniquement des interprètes : ils m’intéressent dans l’échange, pour ce qu’ils font, pour leurs expériences. Théo Askolovitch, je l’ai accompagné sur l’écriture de son premier texte, 66 Jours. Ça a été une rencontre d’autrice à futur auteur. Je l’ai présenté à Théâtre Ouvert, j’ai fait office de passeuse — de manière générale, ça me tient à cœur d’accompagner de jeunes artistes et auteurs. Lawrence Davis a un père afro-américain, il voyage beaucoup entre la France et les États-Unis. Il a amené sa langue, et il y a dans sa langue l’inscription de ce qu’il se passe outre- atlantique, le problème des violences policières, d’ailleurs nos deux pays finissent par se ressembler de plus en plus. C’est quelque chose qui existe dans son histoire, il a donc traduit une partie du texte, à un moment prend le relais et il répète ce que j’ai dit mais dans sa langue, ça devient presque du spoken word. Felipe Fonseca Nobre est brésilien, je l’avais vu au TNS dans La Taïga court, et je m’était dit qu’il portait vraiment le récit. Ensuite, il est venu voir Mineur non accompagné, et m’a parlé après la pièce. Alors que je ne devais plus prendre d’acteurs, je lui ai dit « viens ». Enfin, j’avais rencontré Déborah Dozoul lors d’un laboratoire à Caen, il y a pas mal de temps. Je l’avais trouvée hyper intéressante. Elle a une grande énergie et une vraie force de travail.
Vous créez à Théâtre Ouvert, quelle est votre rapport à cette salle ?
Sonia Chiambretto : Ils m’accompagnent presque depuis que j’ai commence à écrire, depuis dix ans. Je dois beaucoup à Théâtre Ouvert et à la confiance que m’accorde sa directrice, Caroline Marcilhac.
Ailleurs, vous avez reconnu l’espace de créativité que représentent des plateformes comme Instagram ou TikTok comme les lieux d’une potentielle avant-garde...
Sonia Chiambretto : Je me dis qu’il a fallu attendre ces applications-là pour se rendre compte de l’extrême vitalité créative qui existe dans ce que j’appelle les cités périphériques, qui sont autour des villes mais au centre de la République. On voit bien qu’ils sont très imités. Dans une ville comme Nanterre, il y a des solidarités, des associations qui sont formidables, ils inventent des choses super intéressantes. Je pense par exemple à la cuisine solidaire Authenti-cité, où j’ai vu une dame venir avec un migrant mineur, et elle lui apprenait à faire ses courses et à cuisiner pour la semaine. Pendant mes portrait-robots, je me retrouvais dans des endroits très précaires, mal équipés, mais où venaient à chaque fois une vingtaine d’enfants, et des animateurs super investis. À l’opposé de ça, je pense que la médiation telle qu’elle a été pensée pour le théâtre ne marche plus. Ce n’est pas parce qu’on va dans les quartiers qu’on n’entretient pas des rapports néo-coloniaux… La question, au théâtre, est plus profonde : qu’est-ce qu’on raconte ? Est-ce que c’est partageable ?
Et en même temps, vous admettez le retard des arts dans l’absorption et la compréhension des nouvelles formes d’expression qui se dessinent sur les réseaux sociaux. Comment parvenez-vous à le pallier ?
Sonia Chiambretto : J’en souffre. Cette réflexion est adossée à la question de la langue. Je rentre beaucoup « dans » la langue quand j’écris. Je souhaite qu’elle soit vivante, ce qui ne veut pas juste dire argotique. En l’occurrence, j’ai dénaturalisé des expressions, j’ai voulu révéler cette langue en la transformant, en la régénérant. Ça devient des poèmes. Les langues parlées par ces jeunes sont mixtes, en réalité. C’est un mélange de langues, et l’humour vient se coller dedans. Pour moi, ce que j’appelle l’argot, ce n’est pas de l’argot. Quand j’ai écrit Mon Képi blanc, comment je crée la langue des légionnaires, comment je la mets en sons… Je n’ai pas tellement l’habitude de parler de mon identité, mais je viens d’une famille où il y a beaucoup d’étrangers, et ces langues sont des langues que je connais.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Oasis Love de Sonia Chiambretto
Festival d’Automne à Paris
Théâtre Ouvert
159 Avenue Gambetta, 75020 Paris
En coproduction avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
Du 18 au 30 septembre
Durée 1h20
Tournée
Du 7 au 9 février 2024 Comédie de Caen
Automne 2024 Théâtre de Saint-Nazaire – Scène nationale de Saint-Nazaire
Conception, texte et mise en scène, Sonia Chiambretto
Avec la collaboration artistique de Yoann Thommerel
Assistanat à la mise en scène, Pierre Itzkovitch
Scénographie, Léonard Bougault
Création lumière et régie générale, Neils Doucet
Design graphique et typographique, Julien Priez
Création son, Thibaut Langenais
Création costumes, Étienne Diop
Régie son et vidéo, Antoine Frech
Régie plateau, Charlotte Arnaud
Administration et production Fanélie Honegger
Avec Théo Askolovitch, Sonia Chiambretto, Lawrence Davis, Déborah Dozoul, Emile-Samory Fofana, Felipe Fonseca Nobre, Julien Masson