Dans le cadre de la 47e édition du Festival la Bâtie, qui ouvre comme chaque année la saison culturelle genevoise, la danse contemporaine fait le grand écart entre l’écriture très structurée de la chorégraphe belge et le devoir de mémoire initié par l’artiste d’origine chilienne et mexicaine autour des grandes figures racisées qui ont ,au début du XXe siècle posé les bases de la danse d’aujourd’hui.
Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten d’Anne Teresa De Keersmaeker et Jean-Guihen Queyras © Anne- van Aerschot
Le soleil est à son zénith. Genève, accablée de chaleur, semble comme endormie en ce jour férié. Devant le bâtiment flambant neuf de la Comédie, de petits groupes de personnes discutent et échangent. Tous sont venus voir ou revoir Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten d’Anne Teresa de Keersmaeker. Emblématique du travail de la chorégraphe autour de l’œuvre du compositeur allemand, cette pièce, créée en 2017 à la Ruthtriennale, est un condensé de l’écriture sensible, complexe et épurée de l’artiste flamande.
ATK connaît son Bach sur le bout des doigts
Le plateau est nu, sans artifices. Seul un tabouret d’une simplicité confondante semble s’être égaré sur la scène. Au sol, des cercles dessinent quelques figures géométriques. C’est dans ce dépouillement, plus complexe qu’il n’y parait, qu’Anne Teresa de Keersmaeker entre en résonnance avec la musique de Bach. Faisant son entrée aux côtés de Jean-Guihen Queyras, éminent violoncelliste, et du danseur Michaël Pomero, un fidèle de sa compagnie Rosas, elle vient se placer au plus près du public, le darde de son regard sombre. D’un geste précis, gracieux, elle donne le signal de départ, esquisse quelques pas avant de disparaître dans les coulisses laissant à son interprète le champ libre. Se laissant traverser par les notes jouées en direct, son corps entame un dialogue avec elles. Gestuelles précises, mouvements déliés, souples, il prend possession de l’espace. Se laissant choir au sol en douceur pour mieux se relever, il imprime à sa danse un sentiment de légèreté qui contraste avec la mélancolie de la partition.
Liant de sa présence tutélaire chacune des Suites qui composent la bande originale du spectacle, la chorégraphe flamande fait le relais entre les quatre danseurs – Michaël Pomero, Julien Monty, Marie Goudotet Boštjan Antončič – qui se succèdent au plateau. Chacun répond à la musique de Bach en fonction de sa personnalité. Primesautière ou plus tragique, répétant à l’envi le même mouvement, Anne Teresa de Keersmaeker se fait complice de ses interprètes, entame des pas de deux avec eux, avant d’imaginer une danse de groupe, véritable feu d’artifice chorégraphique où se déploie, non sans humour et autodérision, son style et sa grammaire si reconnaissables. Avec l’aide de Jean-Guihen Queyras, qui est au cœur de sa création, elle signe une œuvre de toute beauté où se confrontent avec rondeur, mélancolie et allégresse, rigueur et digression. Un moment rare, qui bien qu’étiré, touche au sensible !
Amanda Piña sur les traces de ses ancêtres
À quelques encablures des eaux vives, au Pavillon ADC, une autre histoire de la danse fait jour. Plongeant dans l’histoire de ses ancêtres, Amanda Piña redonne vie à des artistes qui, au début du siècle dernier, ont fait les beaux jours des salles de spectacles européennes, avant d’être totalement effacés des mémoires collectives. À l’époque, le monde de l’art est en ébullition. Le goût pour une forme d’orientalisme est particulièrement en vogue. L’attrait pour ces autres, venus des contrées colonisées, est à son acmé. Danses traditionnelles, Rituels, exagérément rendus exubérants ou caricaturaux pour plaire à une population blanche en quête d’exotisme, remportent un franc succès. La Revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées, où triomphe chaque soir Joséphine Baker, en est un parfait exemple. Mais que reste-t-il aujourd’hui, à l’heure de l’après décolonisation, de ces œuvres et de leur interprète ? Peu de chose semble-t-il au premier abord. Rien n’est moins sûr.
Avec l’aide de ses interprètes – Ángela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, Venuri Perera et iSaAc Espinoza Hidrobo – , tous racisés et virtuoses, l’artiste mexico-chilienne s’empare de leur pratique et convoque au plateau ses ancêtres afin de les sortir de l’oubli. Avec une énergie folle, entremêlant paroles et mouvements, quitte à parfois dérouter le public, elle donne à voir comment les œuvres de La Sarabia (1878- 1988), de Nyota Inyoka (1896-1971), de Féral Benga (1906-1957) ou Leila Bederkhan (1903-1986) ont nourri le terreau de la danse et de la pensée artistique d’aujourd’hui. S’appuyant sur le décor de la Forêt asiatique qu’Albert Dubosc avait imaginé en 1921 et reproduit à l’identique par le décorateur Jozef Wouters, Amanda Piña éclaire d’un regard autre l’histoire de la danse et rend hommage à tous ceux qui en ont été évincés car différents. Encore en rodage, la pièce devrait gagner en puissance avec le temps. Une œuvre singulière qui vaut tout particulièrement pour sa remise en cause de bien des idées reçues.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Genève
Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten d’Anne Teresa De Keersmaeker et Jean-Guihen Queyras
Création 2017 à la Ruhrtriennale
Présentée à la Comédie de Genève
tournée
le 12 novembre 2022 au Brucknerhaus, Tanztheater – Linz, Austria
Chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker
Violoncelle – Jean-Guihen Queyras
Créé avec et dansé par Boštjan Antončič, Anne Teresa De Keersmaeker, Marie Goudot, Julien Monty, Michaël Pomero
MusiqueJohann Sebastian Bach – 6 Cello Suites, BWV 1007 to 1012
Costumes d’An D’Huys
Robe Anne Teresa De Keersmaeker – Anke Loh
Dramaturgie de Jan Vandenhouwe
Son d’Alban Moraud
Lumières de Luc Schaltin
Exotica d’Amanda Piña
création le 7 septembre 2023 au Pavillon ADC
Avec et par Ángela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, Venuri Perera, iSaAc Espinoza Hidrobo, Amanda Piña
Dramaturgie de Nicole Haitzinger
Conception intégrale de Michel Jimenez
Décor et scénographie «Forêt Asiatique» (1921) d’Albert Dubosq, reproduit par le décorateur Jozef Wouters dans le cadre de la contribution d’Amanda Piña à Infini I #18 (2022).
Direction technique de Marcelo Daza & Emilio Cordero
Musique d’Angela Muñoz Martínez et Zevra
Paroles d’Amanda Piña, chantant Venuri Perera, Angela Muñoz, Bared Kabangu Bakambay, iSaAc Espinoza Hidrobo & Amanda Piña
Conception sonore de Dominik Traun
Costumes de Federico Protto
Assistant du metteur en scène – Pierre-Louis Kerbart