Au-delà des mots, dont les syllabes, râpeuses, âpres, déchirent le silence, agressent nos oreilles, il y a une performance déroutante, celle d’une comédienne exceptionnelle, Valérie Dréville. Femme incandescente, bafouée, déesse barbare, terriblement humaine, elle inscrit dans sa chair les blessures, les souffrances d’une amante, d’une mère. Un moment de théâtre effroyablement supportable.
Dans un silence des plus dérangeants, sur un écran blanc, le texte court d’Heiner Müller s’inscrit. Mot après mot, paragraphe après paragraphe, s’affiche l’effroyable histoire de Médée. Déesse barbare, séduite par Jason, elle quitte sa patrie la Colchide, trahit les siens, s’abandonne à l’amour et donne deux beaux enfants à l’homme volage. Très vite, l’auguste et fière femme voit son précieux mari faire les yeux doux à une autre. La douleur est intolérable. La brûlure, indélébile.
Après un long monologue, où elle éructe violemment tout ce que son cœur blessé à supporter, endurer, elle se réduit à faire table rase du passé, à éradiquer de la surface de la terre tout ce qui peut la lier encore à celui qui l’a mortellement blessée. Dans un dernier cri vindicatif, un ultime râle de souffrance, elle immole la chair de sa chair, ses précieux enfants. Rien ne doit subsister de cet amour honni. Les derniers mots, teintés de folie, sont encore placardés comme une blessure à vif sur le panneau immaculé, qu’une femme apparaît au loin.
Cheveux tirés en arrière, robe flottante, Valérie Dréville s’avance d’un pas ferme vers l’autel sacrificiel fait de bois blond, installé sur le devant de la scène. Elle s’empare du trône disposé pour elle au centre du praticable cachant une partie de l’écran, qui diffuse maintenant les images d’une mer calme. Jambes écartées, dos droit, son regard perdu au loin dans ses sombres pensées. La bouche s’entrouvre, mais aucun son ne sort. Le silence, long, interminable persiste. Elle semble incapable d’exprimer l’insoutenable souffrance qui la ronge de l’intérieur.
Puis, un barbarisme, un cri déchire l’espace. Les mots se bousculent en vague incontrôlable, insaisissable, incompréhensible. Elle éructe, crache des syllabes. Se dénudant, pansant les plaies laissées par l’amour passionnel qu’elle voue toujours à Jason, malgré sa trahison, elle pousse des râles d’une inouïe violence, d’extrême souffrance qui la brûle, la consume. . Esclave, putain, soumise au cruel amant, plus vraiment femme, un peu homme, la furieuse Médée s’apprête à sacrifier la dernière chose qui la rattache à la vie, ses enfants. Dans un feu sacré, elle les immole sans sourcilier. Elle n’est déjà plus vraiment là. L’esprit s’est depuis longtemps égaré.
En s’emparant du texte singulier, âpre d’Heiner Müller, Anatoli Vassiliev s’est attaché à lui donner vie sans dénaturer sa nature sténographique profonde. Il nous fait prendre conscience des fêlures, des blessures qui animent le cœur de Médée. Il n’essaie pas d’excuser son acte infanticide, mais de l’inscrire comme acte ultime d’un rituel sacrificiel où cette femme devenue, pour l’amour d’un seul homme, inhumaine, se lave de tous ses péchés, de toutes ses souffrances. Par sa mise en scène douloureuse, il en souligne toute la rugosité, toute l’incandescence. Poussant sa comédienne dans tous ses retranchements, il la libère de toute superficialité, de toute pudeur. Il lui offre en cadeau une majestueuse et déroutante performance. Sublimement désagréable, magistralement intolérable, Valérie Dréville excelle dans cette Médée-Materiau furieusement intolérable, fâcheusement inaudible et terriblement monstrueuse.
Il nous fait prendre conscience des fêlures, des blessures qui animent le cœur de Médée. Exténué, perdu, vidé, à l’instar de la comédienne, le public ne sait plus s’il doit applaudir la performance ou quitter au plus vite les lieux étouffants, suffocants de cette expiatoire cérémonie. Un moment de théâtre que l’on vit dans sa chair… à chacun de tenter ou pas l’intolérable expérience de cette tragédie à l’antique.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Médée-Matériau d’Heiner Müller
Théâtre des Bouffes du Nord
Jusqu’au 3 juin 2017
Du mari au samedi 20h30 et le dimanche à 17h.
Durée 1h20
Mise en scène Anatoli Vassiliev
Avec Valérie Dréville
Traduction de Jean Jourdheuil et d’Heinz Schwarzinger
Scénographie et lumière d’Anatoli Vassiliev et Vladimir Kovalchuk
Collaboration artistique : Natalia Isaeva
Vidéo d’Alexandre Shaposhnikov
Costumes, maquillage et accessoires de Vadim Andreev assisté d’Hélène Bensoussan
Travail corporel d’Ilya Kozin
Son d’Andreï Zatchesov
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez