En clôture du 77e Festival d’Avignon, le temps d’une soirée, Tiago Rodrigues reprenait By Heart, une pièce phare de son répertoire. Affirmant autant qu’elle propose, la pièce clôt en beauté la première édition du nouveau directeur et donne des gages pour les années à venir.
© Christophe Raynaud de Lage
Quand les spectateurs de cette dernière soirée du 77e Festival d’Avignon prennent place dans les gradins, il n’y a que Tiago Rodrigues sur scène, debout au pied de l’immense mur de la cour d’honneur. Derrière l’homme du moment, dix chaises vides qui attendent d’être remplies. Ce mardi, By Heart venait clore vingt jours de représentations et de célébrations. Beaucoup connaissaient déjà le principe de cette pièce créée en 2013 au Théâtre Maria Matos de Lisbonne, et jouée depuis à travers le monde : le metteur en scène laisse monter sur scène dix membres du public, leur apprend les quatorze vers du sonnet 30 de Shakespeare, par cœur.
Deux mille récitants
Alternant l’apprentissage successif des vers avec des prises de parole entre la conférence, la confession et le sketch, Tiago Rodrigues tisse de nombreux fils en même temps. Il y a d’abord son histoire personnelle, celle qui la lie à Candida, sa grand-mère portugaise, laquelle, perdant la vue à la fin de sa vie, se donne pour mission de retenir parfaitement un dernier livre choisi par son petit-fils pour pouvoir le revisiter quand elle ne pourra plus lire. Le jeune Tiago choisit les Sonnets de Shakespeare. La raison de ce choix, il la livre sur scène, mêlant l’histoire intime à un récit fait par George Steiner dans une interview télévisée. Le critique franco-américain y raconte l’intervention de Boris Pasternak au congrès des écrivains soviétiques de 1937. Cette année-là, celui qui fut longtemps considéré comme le plus grand écrivain russe de son époque subit les accusations du pouvoir stalinien. Lorsqu’il monte sur l’estrade de ce grand rassemblement, il lance le seul chiffre « 30 » à la salle. Deux mille personnes se lèvent alors et récitent de tête sa traduction du sonnet en question, évocation mélancolique de la mémoire. En parallèle, By Heart évoque les poèmes d’Ossip Mandelstam, ceux que son épouse fit mémoriser pour que jamais ils ne disparaissent, et la dystopie de Farenheit 451, ravivant ainsi l’idée d’un dessein politique de la littérature et du théâtre.
Il y avait deux mille spectateurs dans cette cour d’honneur pleine, soit autant que les récitants du congrès soviétique, et comme eux, chaque spectateur a appris dans sa tête à retenir le même sonnet mélancolique. Folie des grandeurs : Rodrigues au cœur de Shakespeare, dans les pas de Pasternak et Bradbury, sous l’égide de Steiner, régnant en maître sur la scène la plus grande et la plus sacrée du festival qu’il dirige désormais. Presque de quoi susciter la crainte, mais le metteur en scène sait mêler le grand et le petit. C’est avec cette habileté-là qu’il réussit à inscrire le portrait d’une grand-mère vieillissant sur les terres reculées du Portugal dans le sang mêlé de la littérature européenne. C’est comme ça, aussi, qu’il parvient à occuper la cour avec si peu, insufflant même une intention dramatique au mistral qui vient tourner les pages des livres posés à l’avant-scène.
Dire au revoir
Quelque chose marche donc, fondamentalement, dans cette pièce de clôture. By Heart aurait pu être créé pour cet événement-là, tant la pièce tombe à l’endroit juste dans le contexte de cette édition — l’hommage à la langue anglaise, artère thématique de cette programmation, via son plus grand représentant ; le geste d’introduction au public avignonnais à travers une œuvre autobiographique et la rencontre directe, matérialisée sur scène, avec ce même public ; la défense d’un théâtre aux prises avec la mémoire de la littérature et du monde, mais expérimental dans ses formes (on peut notamment s’amuser à compter les résonances intergénérationnelles qui unissent By Heart à Carte noire nommée désir, la grande performance de Rébécca Chaillon, calomniée avec autant d’idiotie que de méchanceté depuis sa présentation au cours de cette édition).
Certes, le tour de piste finit par durer un peu trop longtemps, d’autant que les dix participants n’y occupent qu’une place limitée, circonscrite. Il n’empêche que les choses finissent par trouver leur sens. Au gré de l’exposition très personnelle du metteur en scène qu’il met en place, By Heart vient comme affirmer les choix de cette édition, plaçant le mandat du Lisboète sous l’égide d’une vulnérabilité qu’il a tant défendue ces derniers jours. Et à l’issue d’une programmation jalonnée de déceptions mais aussi de belles (re)découvertes, dont le sens se sera rendu plus lisible au long des trois semaines et qui aura ainsi progressivement gagné en force, cette dernière cour s’impose ainsi comme un geste bien senti. Quand le spectacle s’arrête, après que les dix partipants ont récité ensemble le sonnet shakespearien, la musique résonne dans la cour, les équipes montent sur scène et une certaine émotion se fait sentir, épaissie par les fantômes qu’aura convoqué By Heart mais aussi par l’affirmation, en actes, de la possibilité de faire chose commune du théâtre. La pièce avait dix ans. Restent désormais à inventer les échanges du futur. Ainsi le rendez-vous est scellé. À l’année prochaine !
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Avignon
By Heart de Tiago Rodrigues
Festival d’Avignon
Cour d’honneur du Palais des Papes
Place du Palais, 84000 Avignon
Le 25 juillet 2023
Durée 1h45
Tournée
23 et 24 septembre 2023 Théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse)
Texte, mise en scène et interprétation Tiago Rodrigues
Traduction Thomas Resendes
Extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, George Steiner et Joseph Brodsky
Traduction du sonnet n°30 de William Shakespeare Françoise Morvan
Scénographie, costumes et accessoires Magda Bizarro
Régie générale André Pato
Régie son Pedro Costa