Au Festival d’Avignon avant le Festival d’Automne à Paris, Susanne Kennedy et Markus Selg plongent une héroïne catatonique dans une simulation surréaliste. Moins singulier que prévu, Angela cherche son vrai sens.
© Christophe Raynaud de Lage
Collants et sweat marron oversize, tie and dye sur cheveux gras, bottes de moto, le look Balenciaga époque Demna Gvasalia adopté par l’héroïne d’Angela (a strange loop) — envoûtante Ixchel Mendoza Hernández et son parfait sens de la pose — est un indicateur de son temps. Signés Andra Dumitrascu, les costumes plongent d’emblée la pièce dans un hyper-présent esthétique que l’on ne voit que très rarement au théâtre, à quelques exceptions près, et bien plus souvent en danse — Jean Tardieu parlait bien du « retard de l’art dramatique sur les autres arts »… Le reste suit le pas : couleurs antinaturalistes et digitales, comme cette juxtaposition de gris et de vert citron fluorescent, boucles vidéo 3D tout droit sorties d’un logiciel de home design et projetées sur les murs, recréant l’intérieur d’un appartement hypothétique, métallique et glacial.
Simulacres et simulation
Voilà donc Angela, avatar de son époque, influenceuse à l’arrêt rivée à son téléphone. La catatonie générationnelle, réelle ou fantasmée, est devenue chez elle une pathologie généralisée et incurable. Angela est clouée au lit, sauf lorsqu’elle se lève pour aller pour se mettre près d’un feu qui ne prétend même pas être vrai, ou pour aller vomir un peu de sang à l’avant-scène, sans que ce soit plus grave que ça. Mais face à son immobilité, c’est le décor autour qui se met à bouger, tel un paysage mental projeté sur les parois. Bientôt, l’espace liminal vide se dérobe à des visions psychédéliques, des extérieurs hallucinés fiévreusement par un personnage qui n’a pas touché d’herbe depuis longtemps — et qui donnent l’occasion de passer de visuels 3D vieillots à des images générées par intelligence artificielle. Un ange (Diamanda La Berge Dramm, qui joue, ou feint de jouer, quelques compositions) l’invite à prendre la tangente, Angela disparaît un temps, puis revient enceinte d’un fœtus qu’elle accouche par la bouche.
Jusqu’à présent, Susanne Kennedy, habitué de la Volksbühne de Berlin, était bien plus connue outre-Rhin qu’en France. Sa programmation avignonnaise, après un passage au Kunstenfestivaldesarts et avant son arrivée à l’Odéon dans le cadre du focus qui lui sera dédié au Festival d’Automne, devrait y remédier. Ici, avec Markus Selg, artiste multimédia et collaborateur visuel, elle installe un univers indéniablement singulier pour les théâtres mais néanmoins passablement digéré dans les galeries d’art contemporain et sur internet. On se retrouve face à des logiques formelles plus ou moins inédites en salle — comme celle qui préside au travail de sonorisation, lequel supplante à la voix live des paroles enregistrées et redouble de bruitages bancals et sur-signifiants les gestes des personnages (claquement de porte, mastication) — mais déjà éprouvées ailleurs.
Net art, alt-lit
En ce sens, Angela n’est jamais qu’une mise en scène des esthétiques et des écritures du net art (on pense à Hito Steyerl ou à la plus jeune Meriem Bennani, par exemple, mais le procédé d’écriture employé par Kennedy, collage de bribes glanées dans la rue ou sur YouTube, a tout à voir avec le mouvement alt-lit né il y a une dizaine d’années sur internet). Lesquelles écritures puisent elles-mêmes dans le jeu vidéo ou dans les premières images du web. Ces sources sont passionnantes, et elles ont toute leur place sur un plateau de théâtre. Mais ici, passée la surprise, la question se pose de ce qu’il reste à penser dans cette forme toute en surface.
À cet endroit, Kennedy ne parvient pas à remplir le vide sous-jacent : le propos baudrillardien sur la déréalisation, poétique mais trop convenu, ne tient pas la longueur. Elle ne semble pas non plus assumer pleinement ce creux, se refusant à inventer un principe dramaturgique qui prolongerait ce parti-pris formel quitte à délaisser pour de bon le théâtre conventionnel. L’entre-deux qui en résulte relève moins d’un compromis que d’un désaveu double, celui du théâtre et de ses futurs possibles — cela, en dépit de tous les signes qui s’agitent en apparence.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Avignon
Angela (a strange loop) de Susanne Kennedy et Markus Selg
Festival d’Automne –Odéon – Théâtre de l’Europe
Odéon Berthier
1 rue André Suares
75017 Paris.
Du 8 au 17 novembre 2023.
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h.
Durée 1h45.
Spectacle en anglais surtitré en français.
Festival d’Avignon
Gymnase du lycée Aubanel
14 rue Palapharnerie, 84000 Avignon
Du 14 au 17 juillet 2023
Tournée 2023
19 et 20 septembre 2023 Romaeuropa Festival (Italie)
14 et 15 octobre 2023 National Theatre Drama – Prague Crossroads Festival (République tchèque)
Du 8 au 17 novembre 2023 Odéon-Théâtre de l’Europe – Festival d’Automne à Paris
9 et 10 décembre 2023 Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Allemagne)
Conception, texte et mise en scène Susanne Kennedy.
Avec Tarren Johnson, Ixchel Mendoza Hernández, Dominic Santia, Kate Strong
et Diamanda La Berge Dramm (musique en direct)
Voix Ethan Braun, Tarren Johnson, Rita Kahn Chen, Susanne Kennedy, Diamanda La Berge Dramm, Ixchel Mendoza Hernández, Ruth Rosenfeld, Dominic Santia, Marie Schleef, Rubina Schuth, Cathal Sheerin, Kate Strong
Conception et scénographie Markus Selg
Dramaturgie Helena Eckert
Musique Richard Alexander, Diamanda La Berge Dramm
Lumière Rainer Casper
Son Richard Alexander
Vidéo Rodrik Biersteker, Markus Selg
Costumes Andra Dumitrascu
Assistanat artistique aux costumes Anna Jannicke, Anastasia Pilepchuk
Assistanat à la régie plateau Lili Süper
Direction technique Sven Nichterlein
Construction de décor Stefan Pilger
Collaboration artistique, direction de tournée et diffusion Friederike Kötter
Stage à la mise en scène Tobias Klett