Hésitante, détachée, la voix de Françoise Gillard dit les maux d’une autre, d’une femme aux abois, confrontée à la difficile réalité d’une grossesse non désirée dont la seule issue est l’interruption. En donnant corps au récit autobiographique, clinique d’Annie Ernaux, l’émouvante comédienne du Français rappelle avec une intensité froide que le droit à l’avortement doit être et rester inaliénable.
Une lumière froide éclaire la scène, presque vide. Au centre, seule une chaise banale, commune, rappelant celle des salles de classe, tourne le dos au public. Posée sur un immense dalle grise – les éléments du décor d’Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée d’Alfred de Musset qui se joue dans la même salle – , elle surplombe la scène. Côté jardin, une silhouette gracile se faufile. Ballerines au pied, triste jupe droite grise, pull vert informe trop grand, elle se glisse entre les barreaux du siège, face aux spectateurs.
Visage apaisé, la jeune femme (lumineuse, intense Françoise Gillard) a le regard, légèrement voilé bien que radieux, qui se perd dans le lointain. On est dans les années 1960 à Rennes. Issue d’un milieu rural, elle est la première de sa famille à faire des études. C’est une fierté, un poids. Il ne faut pas décevoir. Jolie, souriante, elle plaît aux garçons. Insouciante, elle se laisse aller à ses passions, ses amourettes. Elle couche parfois sans se préoccuper des conséquences. Un jour d’automne, froid, triste, un événement singulier, intime, bouleverse sa vie son existence. Elle se découvre enceinte.
Après la surprise, vient le temps de la réflexion. Que faire ? Comment s’y prendre, dans un pays où l’avortement pour interrompre une grossesse non voulue est passible de prison ? A qui s’adresser ? C’est tout ce questionnement, tout ce cheminement vers l’instant fatidique qu’Annie Ernaux prend à bras-le-cœur, à bras-le-corps dans son récit autobiographique. Il lui aura fallu trente ans pour revenir sur ce moment, ce jour, où tout a basculé, où elle a quitté l’enfance, où son corps de jeune fille a été violemment arraché à celui de sa mère pour devenir celui d’une autre femme.
Ici, tous les mots comptent. Ils ont tous un sens. Ils nous frappent nous percutent tant par leur violence passive, que par leur crudité féroce. Lunaire presque éthérée, vibrante, Françoise Gillard, conseillée par Denis Podalydès, a su donner chair à ce texte manifeste, à cette histoire de femme, déchirante, éprouvante. Economisant les gestes, les mains légèrement tremblantes plaquées sur les genoux, elle nous entraîne dans l’illégalité d’un acte qui depuis, grâce à Simone Veil et aux combats féministes, est devenu un droit fragile, que l’on espère inaliénable. Elle évoque avec douceur, avec une froideur intense, ce « rien » terrible dont les hommes ne veulent pas entendre parler, que toute la société veut taire en le laissant dans la clandestinité au détriment des femmes, de leur corps, de leur santé.
Alors que des gouvernements ultra-conservateurs, tentent, à travers le monde, de remettre en cause ce droit, monter ce texte, dans le cadre des Singulis de la Comédie-Française, est un acte éminemment politique, citoyen, humain et féministe. Merci à Françoise Gillard de donner vie à ce récit et de réveiller nos consciences engourdies. En un mot, Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’Événement d’Annie Ernaux
Comédie-Française – Studio
99, rue de Rivoli
75001 Paris
jusqu’au 30 avril 2017
du mercredi au dimanche 20h30
durée 1h environ
Mise en scène Françoise Gillard
Conception et interprétation : Françoise Gillard
Collaboration artistique : Denis Podalydès
Crédit photos © Vincent Pontet