Il y a des récits intemporels qui marquent une vie au fer rouge, qui résonnent à jamais dans nos mémoires comme un avertissement de la barbarie cruelle et féroce de l’Homme. Avec ingéniosité, délicatesse, Toni Harrisson s’empare d’une de ces œuvres rares, uniques, le témoignage de Primo Levi sur l’enfer des camps de concentration, pour lui donner une profondeur universelle. Saisissant d’effroi !
Alors que la salle est plongée dans le noir, une lumière rasante balaye la scène laissant apparaître derrière un épais brouillard un décor minimaliste, concentrationnaire. De-ci, de-là, sont placés des sortes de cages en bois rappelant les barreaux d’une prison, les barbelés séparant du reste du monde une partie honnie, détestée, parquée de l’humanité. Une ombre se faufile, massive, impressionnante. C’est celle impressionnante d’un homme à la peau ébène (surprenant Toni Harrisson). Des reflets bleus viennent en souligner la stature, la pureté des traits.
Alors qu’un percussionniste (épatant Guitòti ) ponctue mouvements, phrases de cet être plein de dignité, bien qu’habillé de vêtements élimés, l’homme, l’humain sort de son silence. Il raconte son quotidien. Il nous parle de privation, de séparation, de ségrégation. Il livre ses doutes, ses errances. Chaque jour, sa force physique s’épuise, soutenue à bout de bras par sa force morale, par sa volonté de ne pas laisser ses bourreaux gagnés. Combatif, tenace, il se tient droit coûte que coûte. Parfois, il vacille mais, toujours se relève.
En adaptant la pièce tirée de l’autobiographie de Primo Levi racontant l’enfer des camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, Toni Harrisson et sa complice Cécilia Mazir ont donné une profondeur toute nouvelle à ce récit cru, féroce, lucide sur la barbarie humaine. Gommant toute référence à la Shoah, mais gardant le propos intact dans sa violence, dans sa condamnation de l’abjection, ils lui offrent une intemporalité, une universalité qui fait bien évidement écho à ce qu’il se passe actuellement dans le monde. Véritable plaidoyer contre le populisme, le fascisme, le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme, Ici, il n’y a pas de pourquoi ! dénonce l’engrenage infernal, mortifère qui se répète sans cesse et dont, une nouvelle fois, les démocraties occidentales sont victimes. Quand la peur de l’autre, de la différence, engendre des comportements haineux, barbares, l’humanité s’enfuit laissant derrière elle l’indicible, l’intolérable, des êtres sans âmes assoiffés de sang, de vie.
Incarnant tous les hommes, toutes les minorités, Toni Harrison prend le temps, d’intégrer à son personnage ses multiples identités que d’autres bafouent et nient sans vergogne. Froid, glaçant, quand il installe le terrible décor, il prend enfin toute l’humanité de ce survivant des camps de concentration, de cet homme sacrifié mais, terriblement, définitivement humain parmi les barbares.
Peu importe finalement que le texte l’emporte sur le jeu, tant il est nécessaire, indispensable de réécouter les mots de Primo Levi en cette période troublée où république et démocratie sont menacées. Voir Ici, il n’y a pas de pourquoi ! est un acte citoyen, un acte humain.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
D’après l’adaptation théâtrale « Si c’est un homme »de Primo Levi et Pieralberto Marché
Théâtre du Lucernaire – Au paradis
53, Notre-Dame des Champs
75006 Paris
jusqu’au 23 mai 2017
du mardi au samedi à 21h
durée 1h05
adaptation Tony Harrisson et Cécilia Mazur
mise en scène et avec Tony Harrisson
musicien : Guitòti
création lumière : Dan Imbert
scénographie : William Jean-Baptiste
regard extérieur : Wally Bajeux
Crédit photos © Erez Lichtfeld