Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Si je mets de côté Guignol et le cirque Pinder, mon premier souvenir véritablement précis, c’est une actrice qui joue Nicole dans Le Malade imaginaire dans la scène du rire avec Monsieur Jourdain. Je pense avoir été vraiment impressionnée par la virtuosité de la comédienne ; Je ne sais plus qui c’était ni dans quel théâtre, mais le souvenir est vif. Sans doute que voir un personnage adulte se tordant de rire, à ne plus pouvoir se retenir, malgré la menace de son maître, est puissamment cathartique pour une petite fille sujette aux fous rires intempestifs.
Bref, mimétisme total, plus elle riait, plus le public riait, elle nous tenait dans sa main, joie totale, rire salvateur, je ferai ça plus tard !
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
En-dehors de Nicole et de Monsieur Jourdain, le désir d’être comédienne s’est manifesté peu à peu assez jeune et s’est clairement déterminé à 11 ans, en sixième. L’élément déclencheur est probablement l’expérience d’un premier cours de théâtre. Malgré un caractère pas toujours facile, j’ai toujours eu une grande facilité à reconnaître ce qui me rendait heureuse et à m’y cramponner. J’ai une bonne boussole du désir ! Sur un plateau, j’étais libre, j’étais entière, je ne suis pas allée chercher ailleurs.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne et metteuse en scène ?
En ce qui me concerne, l’interprétation d’un personnage et la mise en scène d’un texte fournit une satisfaction très puissante à deux égards : l’investissement d’émotions et de sentiments que l’on maintient inaccessibles autrement et la sensation de donner un ordre et un sens à des événements, des situations qui dans la vie, nous apparaîtraient tronqués, chaotiques, envahissantes. Il y a un sentiment de coordination qui, dans mon cas, fut sans doute et l’est encore, vraiment nécessaire.
Dans le cas de personnages comiques, démesurés ou désinhibés (ce qui est souvent mon fonds de commerce !) le plaisir de faire rire en utilisant des failles, des névroses qui dans la vie nous empêche, est quand même assez enthousiasmant !
En fait, le principe d’aller puiser dans ses maladies avouées ou inavouées (ou celles qu’on a perçues chez les autres, mais il y a toujours un savant cocktail avec les siennes propres), les mettre au service d’un texte, d’une situation, les donner à voir et à entendre au public en lui tendant un miroir qu’on a voulu riche, complexe, intéressant est une opération passionnante et clairement réparatrice.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Mon premier rôle dans un spectacle professionnel a été l’Élève dans La Leçon de Ionesco, au théâtre de la Huchette. Il manquait une comédienne pour jouer le rôle au mois d’août, car toutes les « Élèves » étaient en vacances avec leurs enfants ! Le spectacle se jouant depuis 1957 sans interruption, certaines comédiennes n’avaient plus du tout l’âge du rôle. Marcel Cuvelier, le metteur en scène originel, déjà très âgé à l’époque, m’avait repérée dans le cours de Francine Walter deux ans auparavant, et il m’ a proposé le rôle. Il était tout heureux de faire répéter une jeune fille de 20 ans et moi, j’étais aux anges de travailler, avec un vieil homme si charmant, un personnage de cette envergure. J’ai eu cette chance de faire mes premiers pas avec un vrai texte de théâtre, car Ionesco n’a pas pris une ride et aujourd’hui encore cette pièce fonctionne du tonnerre. C’était en août 2003, en plein pendant la canicule, dans un minuscule théâtre à Paris (toujours miraculeusement rempli) il faisait une chaleur abominable, je me souviens des gouttes de sueur de mon partenaire qui tombaient les unes après les autres sur son costume trois pièces, mais le souvenir de ce premier engagement me réjouit intégralement.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
J’ai eu bien sûr et heureusement des tonnes de coups de cœur. Un des premiers fut Le dernier Caravansérail de Mnouchkine, suivi peu de temps après par La Trilogie des dragons de Robert Lepage, dans la série des grandes fresques épiques. Plus récemment, le Misericordia d’Emma Dante m’a éblouie dans son travail du corps avec notamment le danseur bouleversant Simone Zambelli. Mais il y a aussi les mises en scène de Christophe Rauck sur les textes de Remi de Vos, si drôles et efficaces, les Shakespeare de Déborah Warner, modernes et percutants, le travail de Declan Donellan (je pense en particulier à Cymbeline donné aux Gémeaux en 2006) avec ses acteurs anglais jouant à la perfection, l’Oncle Vania mis en scène par Julie Deliquet au Français, tellement humain et émouvant… Sans oublier les acteurs qui parfois touchent pile-poil et nous emmènent très très loin, je pense à Marina Hands en Ysé dans Le Partage de Midi, Caubère dans ses spectacles… Et tant d’autres. Bref, beaucoup de coups de cœur !
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Ma plus belle rencontre, c’est mon mari, l’acteur Vincent Joncquez, rencontré à 18 ans chez Claude Mathieu, notre école de théâtre. On travaille ensemble, on s’épaule, on s’accompagne et on s’engueule à peu près autant !
Au même moment, dans la même école, j’ai rencontré Côme de Bellescize, auteur et metteur en scène, avec qui j’ai joué depuis tant de spectacles et qui m’a offert des rôles complètement fous. C’est l’avantage de très bien se connaître, en tant que comédienne, on ose n’importe quoi et le metteur en scène sait, de son côté, où il peut nous pousser…ou pas trop !
En 2008, j’ai fait aussi une très belle rencontre, décisive pour mon travail de comédienne, avec le metteur en scène Jean-Christophe Blondel. On a joué et travaillé le Partage de midi de Claudel, pendant plusieurs années et sa façon de me diriger et d’aborder le texte m’a complètement remuée, au sens propre, et même « modifiée » pour toujours. Ce sont aussi les rencontres avec les grands rôles et les grands textes qui font ça, la Ysé du génialissime Claudel fait ça !
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Demandez à mes enfants comment je suis au bout de trois semaines de vacances…
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Ce qui m’inspire avant tout, c’est un texte. Quand une œuvre dramatique me touche, m’enthousiasme, j’éprouve un sentiment de gratitude énorme à l’égard de l’auteur. C’est comme si je lui savais gré d’exister ou d’avoir existé et d’avoir mis son talent, ses forces pour écrire une telle œuvre et en échange, j’ai envie de mettre mon « métier de l’incarnation » (par le corps, la voix, les images) au service de son écriture. Les gens ne lisent pas de théâtre, c’est normal, ce n’est pas fait pour et s’ils en lisent, ils n’y voient généralement pas la potentialité énorme qu’y perçoit un acteur ou un metteur en scène. Une pièce bien écrite pour un artiste de théâtre, c’est très exaltant, c’est une promesse, c’est la possibilité de jouer bien !
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
En tant que metteuse en scène, j’ai un rapport de comédienne à la scène. C’est une chance, je sais, par expérience, ce qu’un acteur est capable de faire. C’est énorme, c’est sans limite. Un acteur audacieux, poreux, incarné, jouant avec chaque recoin de son corps et de sa voix, c’est la vie même ! Si on parvient, en tant que metteur en scène et comédien, à sortir des inflexions de voix stéréotypées de théâtre (ou de cinéma), des propositions timides (souvent beaucoup plus que dans la vie), des corps mous, alors on peut provoquer sur le plateau et pour le public une vraie joie, une exaltation d’être homme, d’être vivant. On peut rendre l’humain très très intéressant. Moi, j’ai une sorte de passion pour l’Homme, il y a du Dieu en lui, je crois que c’est ça que je cherche sur scène. Je suis de l’Ordre de l’Incarnation ah ah !
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Pour moi le théâtre, c’est dans les genoux. Sur scène, il faut être prêt à bondir et à rebondir !
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Je rêverai de travailler avec Michel Houellebecq. Mais pas sur ses textes (que j’adore par ailleurs), je voudrais le mettre en scène avec la parole d’un autre, qu’il interprète vraiment un rôle, mais avec sa personnalité unique, son supplément d’âme. Il est tellement particulier, profond et parfois bouleversant, je suis sûre que sur scène, il pourrait être captivant.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Avec Jean-Christophe Blondel, le metteur en scène dont j’ai parlé, on a ce rêve de monter « Le Soulier de Satin » de Claudel. À 2, à 3 ou à 4 metteurs en scène aux esthétiques différentes et avec des acteurs à l’appétit dévorant, des bouffeurs de texte, cabots à souhait et déchirants quand il faut ! Rien de moins pour la plus grande pièce du monde … et la plus longue (10 heures sans les entractes).
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
J’adorerais que ma vie ça soit Le Soulier de Satin justement, intense, cosmique et mystique, mais honnêtement, on est plus près d’On purge bébé. J’exagère un peu, mais vous voyez le genre…
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Ovni d’Ivan Viripaev
Festival Off Avignon – 11-Avignon
11 bd Raspail 84000 Avignon.
Du 7 au 26 juillet 2023 à 19h45, relâche les 13 et 20 juillet.
Durée 1h45
Bel échange et beau témoignage ! La leçon jouée par Eléonore un régal inoubliable…
L’article est edcellent