À la caserne des Pompiers, lieu de la région Grand Est en Avignon, la comédienne et metteuse en scène transpose la célèbre pièce de Jean Genet dans les coulisses d’un théâtre. Avec ingéniosité et mordant, Juliette Steiner nous montre l’envers du décor et nous invite à partager son processus créatif. Une révélation.
© Laëtitia Piccarreta
Quelle est la genèse du projet ?
Juliette Steiner : À l’origine de ce projet, il y a un coup de cœur pour Les Bonnes de Jean Genet. Jouée pour la première fois en 1947, cette pièce raconte l’histoire de deux servantes, Solange et Claire, qui, quand Madame, leur maîtresse, est absente, mettent en jeu son assassinat. Ce texte nous propose deux rapports au monde. Il y a les bonnes, qui font les choses pour que d’autres n’aient pas à faire, dont le corps est en/au « service ». Chaque jour elles remettent en place la maison de Madame – son décor – toujours le même. Et il y a leur maîtresse, dont la seule action est la parole. Mais dans ce monde immobile, quelle est la possibilité de changement ? Et si les bonnes, qui connaissent cet espace, qui en ont aspiré, lavé, essuyé chaque recoin, prenaient les rênes. Quels nouveaux mondes inventeraient-elles ? C’est ce cadeau que fait Jean Genet à Solange et à Claire : être des créatrices. En l’absence de Madame, elles s’adonnent à une cérémonie, durant laquelle elles mettent en scène leur quotidien de domesticité et s’autorisent à le modifier et à le sublimer. Pour notre travail au plateau, je me suis inspirée de cette cérémonie. De la pièce de Jean Genet, je n’ai souhaité garder que la ligne dramaturgique et j’ai demandé à un auteur de nous rejoindre pour écrire à partir des improvisations du plateau.
Pourquoi s’attaquer Genet ?
Juliette Steiner : J’ai découvert Les Bonnes de Genet à l’adolescence, puis Le Balcon, Le Condamné à mort, Elle … J’aime le regard qu’il porte depuis la marge : il nous décentre, déplace la marge justement, en la plaçant au cœur de ses fictions. Il est politique, mordant, n’hésitant pas à s’attaquer au système de domination mais aussi à lui-même. Mais surtout, l’œuvre de Genet est une déclaration d’amour au théâtre. Je suis passionnée par le « fictif », le faire semblant, ce pacte tacite qui existe entre les « spectateurices » et nous d’accepter de croire. Genet joue constamment sur ce fil en mettant en abyme les principes de représentation, nous amenant dans cette zone passionnante où, pour citer sa préface aux Bonnes, « il faut à la fois y croire et refuser d’y croire ». En montant Services, je n’ai pas cessé une seconde d’être accompagnée par la pensée de Genet, même si son texte ne sera jamais prononcé au plateau, son essence est devenue une ligne de conduite, notre règle du jeu.
D’ou vient l’idée de transposer l’histoire des bonnes dans le monde de théâtre ?
Juliette Steiner : Très vite nous nous sommes rendus compte que ce qui nous intéressait c’était cette lecture du monde par le prisme du « faire ». Qui fait quoi pour qui ? Pour qui faisons-nous ? Il y a celles et ceux qui font et celles et ceux qui pensent, ou disent. Nous oublions bien souvent qu’il existe une intelligence du geste et de l’action dans la pensée. Cela nous a amené à interroger notre propre fabrique, à questionner notre manière d’habiter, de consommer, de manger… et donc à appliquer ces mêmes interrogations à notre fabrique théâtrale.
Imaginons la représentation comme la maison de Madame : un lieu qui se transforme chaque soir au cours de la représentation, mais qui à la fin doit être remis à neuf pour rejouer la fiction, le lendemain. Alors, que se passe-t-il si l’on rend visible le monde qui entretient cette fiction : celles et ceux qui agissent en coulisses ? Qu’arriverait-il si le lieu de la fiction, et la fiction elle-même évoluait au gré des gestes de celles et ceux qui l’entretiennent ? Que serait un spectacle qui recycle les restes d’une précédente fiction ?
Dans Services, l’équipe au plateau est composée à la fois de comédiennes, d’une comédienne chanteuse, de l’éclairagiste du spectacle et du musicien.ne qui sont tous deux également interprètes. La fabrication de la fiction est assumée en direct : construction de la scénographie, manipulation des projecteurs, transformation d’objets du quotidien en instruments de musique ou en armes… Mais plus encore, c’est de cette manipulation que vont naître les fictions. Comment une action lumineuse, sonore, scénographique, peut-elle conduire l’imaginaire à produire une histoire, et à entraîner avec elle toute l’équipe à jouer le jeu ?
Mon travail de mise en scène consiste à l’écriture et l’orchestration d’un ballet dont les acteurs.rices sont à la fois les objets, les corps, la langue, la scénographie. Les déclencheurs narratifs sont multiples, mais tous au service d’un jeu et d’une narration commune.
Votre spectacle est une mise en abîme vertigineuse de votre métier. C’est audacieux…
Juliette Steiner : Travailler sur ces questions du « faire » nous a poussé à interroger notre manière de travailler. Nous avons cherché à déjouer nos Madames intérieures, nos petites lâchetés, nos réflexes et nos évidences. Et puis surtout, nous avons passé énormément de temps en salle de répétition à échanger, à improviser mais aussi à partager nos savoir-faire. Nous avons toutes et tous appris à monter le spectacle, à manipuler le son ou la lumière, et les comédiennes ont transmis des principes de jeu.
Nous avons interrogé de nouveaux vecteurs de fictions : comment une narration peut naitre d’une boucle lumineuse par exemple, ou de la manipulation scénographique ?
Dans la compagnie, tout le monde est présent dès le début des répétitions : la metteuse en scène et l’assistante à la mise en scène, les créateurs et créatrices lumière et son, la scénographe, l’auteur qui écrit à partir du plateau, les interprètes…
J’ai beaucoup appris sur ma manière de mettre en scène au cours de la création de Services. Il nous semblait important que la fiction qui naitrait de ce processus soit le reflet de nos interrogations de plateau. La domination s’exerce partout, personne n’en est exempt et le milieu de la culture ne fait pas exception. Dans la pièce, la metteuse en scène est devenue la figure du pouvoir, mais c’est une figure justement, un costume que n’importe qui peut endosser : comme Madame dans Les Bonnes. C’est un peu l’épouvantail de ce vers quoi j’essaie de ne pas tendre, une sorte de repoussoir. Et ça me permet de balayer devant ma porte tout en laissant chacun et chacune libre d’y voir quelqu’un d’autre.
Genet disait dans sa préface « Je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple et sous forme de conte), tel que je ne saurais – ou n’oserais – me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. » On est toutes et tous les Bonnes et Madame pour quelqu’un. Moi la première.
Que peut-on vous souhaiter ?
Juliette Steiner : De continuer à travailler dans la joie. De toucher les gens qui viendront nous voir. De continuer à pouvoir mener à bien ce travail, d’avoir du temps et des moyens pour le faire, pour continuer à creuser, à penser, à tenter !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Services de Juliette Steiner d’après les Bonnes de Jean Genet
Scènes d’Automne en Alsace
Création à l’Espace 110 le 12 novembre 2021
Reprise 2023 – Festival OFF d’Avignon
La Caserne des Pompiers
116, rue de la Carreterie
84000 – Avignon
du 7 au 25 juillet – Relâches : 13, 20 juillet
à 21h30
Durée 1h15 environ
Mise en scène de Juliette Steiner assistée de Malu França
Avec Camille Falbriard, Ludmila Gander, Ruby Minard, Juliette Steiner, Naëma Tounsi, Ondine Trager
Textes à partir du plateau – Olivier Sylvestre
Scénographie et masques de Violette Graveline
Création lumière d’Ondine Trager
Création son de Ludmila Gander
Régie générale de Malu França
Costumes de Juliette Steiner
Soutien à la confection – Zoé Nehlig