À l’Odéon, le roman d’Olga Tokarczuk devient polar dans la mise en scène de l’acteur et metteur en scène britannique. Une révélation : la comédienne Amanda Hadingue en géniale héroïne.
© Alex Brenner
Quel spectacle étrange, qui mêle, emmêle les fils de la narration littéraire, des images théâtralement choc, les corps des acteurs multi-personnages, des plans faussement frontaux de la scène, du temps aplati par le cadran astrologique pour finir par un peu démêler ce tout qu’on pourrait définir comme une vie incroyable. Celle du personnage qui dit « je », une femme à part (du monde) qui vit à la lisière des forêts.
Une héroïne pas comme les autres
Cette femme-là n’aime pas son prénom, Janina, et pourtant elle n’en a pas changé. Elle le donne en injonction contradictoire : « je vous le dis mais ne l’utilisez pas » ! La soixantaine, une vigueur folle alimentée par l’intelligence et la colère, « une colère authentique pour ne pas dire Divine » dit-elle, le désir encore, celui du combat, du refus d’accepter, de protéger le faible, la nature, les bêtes, et la surprise d’être surprise par la vie.
Est-elle folle ? Oui un peu, il faut bien l’être pour se faire entendre. Elle porte sa voix partout où son territoire est violé. Et le voilà envahi, la voici cernée ! Son voisin, un type immonde, à vomir (à tuer ?) est retrouvé mort. « Mort ? mais de quoi ? » L’autre voisin, celui qu’elle a surnommé « Cocasse », gentil naïf paumé, l’a trouvé comme ça étendu, et conclut : « je sais pas, comprends pas. » On appelle la police.
Voyage à travers le temps et l’espace
Dans la gorge de l’odieux crevé, que Janina soupçonne d’être à l’origine de la mort de ses deux chiennes « mes petites filles », elle trouve un bout d’os… de biche. Drôle d’indice, drôle de drame ! D’animaux on parlera beaucoup, on en devinera certains, joliment évoqués par les bras et les mains des acteurs dont le visage reste masqué, le reste du corps dans l’ombre.
Ainsi commence cette pièce-conte-polar, que Janina qui s’est emparé d’un micro « c’est MON micro ! » commente en direct et en différé. Nous sommes au théâtre où tout est simultané et décalé : c’est le temps de l’action qui grandit ou s’efface selon le point de vue, du passé encore présent, du présent évanoui, du futur trop antérieur : la voix qui parle raconte et déverse et… prend forme, s’envole et tonne, se fait chuchotement et caresse, sourit et grimace. Un tour de forces contraires, venteuses, qui relève du grand jeu, semble proche de ceux qui écoutent, assez distante pour avoir du champ.
Coup de foudre littéraire et mise en scène éblouissante
Simon McBurney est tombé raide dingue de ce roman de la polonaise Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature en 2018 : « dès que je l’ai terminé, je l’ai recommencé. C’est un livre hilarant ». Il est allé en Pologne rencontrer l’auteur, bien décidé à mettre en scène cet étrange récit, aux confins d’une nature surnaturelle où les bêtes se vengent (ainsi pense Janina), où les hommes de pouvoir écrasent tout : les femmes, les hommes, les champignons, les animaux, où les hommes qui ne veulent pas du pouvoir vont, viennent, hésitent, partent, écoutent.
Et puis cette héroïne, une vraie, au sens mythique, une Médée à l’envers, une Antigone, une Artémis, une intello défenseuse du monde qui respire ! Comme elle est formidable cette femme, trop tout, envahissante, obstinée. Épuisante. Il fallait une comédienne hors-norme pour l’incarner. Amanda Hadingue est époustouflante. Elle tient tout le spectacle qui tangue un peu parfois. Elle est le théâtre, elle pourrait être à Épidaure.
Le reste est affaire de magie, car comment faire avec l’intensité et l’espace qu’occupe un tel personnage ? Le maître du jeu Simon McBurney, dont l’an dernier nous avions apprécié son adaptation de Michael Kohlhass de Kleist, organise l’enquête policière, fait s’agiter les voisins, les témoins, les épouses bafouées, les institutions -police et église- place et déplace tout ce monde, tous ces pions, souvent frontalement, en ligne comme une petite danse, à grand renfort d’ombre (s).
Et bien sûr il ? convoque William Blake, guide absolu, poète, philosophe, peintre et graveur, défenseur de la nature, méconnu en son temps, le 18ème siècle mais devenu )une( icône depuis et dont un vers donne le titre au roman et à la pièce. William Blake, sujet plus qu’objet de traduction pour Janina et son étudiant préféré, mais traduire, sauter d’une langue à l’autre, relève aussi de l’acte théâtral. Comment dire ? Comment montrer ? Les comédiens britanniques sont d’une telle justesse, mouvements, tons, intentions qu’ils étonnent tout le temps. Et ce malgré le déséquilibre de la mise en scène, qui, malgré les jeux d’arrière-plan, reste linéaire et articulée autour de la présence continuelle et obsédante de l’héroïne. L’étirement plus que la profondeur se fait sentir. On saura le fin mot de l’histoire en temps voulu. Le polar est résolu…ou presque. Comme le dit Janina : « tout est inscrit dans les planètes. » Le visible comme l’invisible.
Brigitte Hernandez
Sur les ossements des morts d’Olga Tokarczuk
spectacle en anglais, surtitres en français
l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
jusqu’au 18 juin 2023
Durée 2h50
mise en scène de Simon McBurney
avec la compagnie Complicité
avec Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Kathryn Hunter *, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka
scénographie et costumes Rae Smith
lumière dePaule Constable
son de Christopher Shutt
vidéo de Dick Straker
direction complémentaire – Kirsty Housley
dramaturgie de Sian Ejiwunmi-Le Berre et Laurence Cook
direction du mouvement – Toby Sedgwick
compositions originales de Richard Skelton
assistante réalisatrice – Gemma Brockis
assistante création des costumes – Johanna Coe
perruques de Susanna Peretz
traduction du polonais d’Antonia Lloyd-Jones
*C’est avec regret que Kathryn Hunter, en raison d’un deuil, doit abandonner son rôle pour l’ensemble des représentations parisiennes. C’est donc Amanda Hadingue qui interprète le personnage principal de Janina Duszejko, tandis que Tamzin Griffin reprend les rôles qu’Amanda tenait jusque-là.