Au Printemps des comédiens, Julien Gosselin et Laetitia Guédon portent au plateau deux visions très différentes presque opposées de l’apocalypse à venir de nos sociétés occidentales. Chez le Calaisien, elle passe par la relecture de chefs d’œuvre littéraires autrichiens. Chez la directrice des Plateaux Sauvages, par la poésie au temps présent de Laurent Gaudé.
© Simon Gosselin
Le chaos, la fureur, les cris et les pleurs dominent cette 37e édition du festival montpelliérain. À l’écoute des maux qui traversent nos sociétés occidentales, à la montée des populismes, aux catastrophes naturelles, stigmates d’une planète qui va mal, les artistes font spectacle d’un terreau violent, d’une actualité brûlante, inquiétante. Véritable caisse de résonnance reflétant le pouls du monde, le théâtre affiche ses craintes pour demain, secoue nos petits conforts, ébranle nos utopies, taille en brèche nos optimismes. Quand la cloche retentit dans la pinède, rien ne présage de ce qui va suivre. Dès que l’on pénètre dans la salle du Théâtre Jean-Claude Carrière, les décibels d’une techno pulsée résonnent aux oreilles, au cœur.
Rave crépusculaire
Faire court, trancher dans le vif, aller à l’essentiel, ne fait clairement pas partie de la grammaire théâtrale de Julien Gosselin. Pour lui, le théâtre est un lieu où l’on doit prendre son temps pour créer une ambiance, pour porter le feu des passions jusqu’à l’aliénation, pour traverser des mondes et conter des épopées rageuses, exaltées. En choisissant de porter au plateau, Extinction d’après Thomas Bernhard, il ne pouvait se contenter d’une adaptation stricto sensus. Il avait besoin d’imaginer un parcours, une histoire qui mène les spectateurs à marches forcées de l’exaspération à la fascination dans les méandres de la pensée lucide, sépulcrale, nihiliste du dramaturge autrichien revenant sur les terres de son enfance, marquées au fer rouge par un nazisme encore aujourd’hui tapi dans l’ombre.
Avant de plonger dans les eaux noires d’une humanité à la dérive, d’une société de lettrés engendrant l’hydre monstrueuse du mal, du néant, Gosselin invite le public à traverser le quatrième mur, à communier avec les comédiennes et les comédiens, à boire de la bière, à trinquer au monde qui fout le camp, à danser sur son toit jusqu’à l’abandon au son techno d’un DJ Set extatique autant que lancinant. L’abrutissement est total. L’apocalypse est là latente, prête à tout emporter de nos civilisations et de nos démocraties. Il n’y a qu’à voir, en gros plan sur l’écran qui surplombe la scène, le visage fatigué et cerné de larmes de l’actrice allemande Rosa Lembeck pour s’en convaincre. Tout son corps annonce le drame à venir. La Rave party touche à sa fin, le mai, qui la ronge, tout comme il gangrène ses congénères conviés à ce bal mortifère, ne va pas tarder à dévoiler ses racines.
Jeu, set et match
Se baladant sur les landes d’auteurs autrichiens du siècle dernier, le metteur en scène creuse tout particulièrement dans les œuvres du fin observateur qu’était Arthur Schnitzler – La Nouvelle rêvée, La Comédie des séductions et Mademoiselle Else – , pour déployer sa toile arachnéenne, son emprise sur nos émotions contrastées. Chef d’orchestre de génie, comme il l’a prouvé des Particules élémentaires d’après Houellebecq, qui l’on révélé au public, à son adaptation, il y a de cela deux ans, du Passé de Léonid Andréïev, Julien Gosselin manie à la perfection la technologie multimédia, la création cinématographique en direct, quitte, non à oublier le théâtre, mais à le cacher derrière des pendrillons, des cloisons, de multiples artifices, trop parfois, comme s’il n’était finalement qu’un outil, qu’une étape vers une forme plus baroque, plus magistrale. Filmés au plus près par des caméramen d’une rare agilité, les corps et les visages des comédiens et comédiennes, qu’ils soient des fidèles ou venant de la Volksbühne, dont il est artiste associé depuis deux ans, s’affichent en 4 par 3 au-dessus du plateau.
De la chambre à coucher où un couple, dopé à la libido fiévreuse et fantasmé de l’épouse, s’adonne frénétiquement au devoir conjugal, au salon, où de beaux et d’affables gentilés d’une Vienne révolue, celle de la Belle-Époque, parlent littérature, peinture, culture avec élégance, en passant par une salle de bain où une sœur follement amoureuse de son frère s’offre à lui sans ambages ou par une sorte de bureau où une jeune passionaria se sacrifice pour sauver son père de la faillite, c’est tout une société raffinée qui habite en noir et blanc l’écran, seul point d’entrée sur le maillage de scènes imaginé par Gosselin. Derrière les rires, les chants, les danses, les corps qui s’emboîtent, l’élite culturelle accouche en direct à l’innommable, au pire que l’humanité est enfantée, un bal du gore, un monstre fasciste où l’humain n’a pas sa place.
La fin approche, seule au plateau, on retrouve, pour la dernière partie de ce triptyque, l’épatante Rosa Lembeck. Son état émotionnel est loin de s’être amélioré. Face au public, elle délivre la parole de Bernhard et plonge avec une fébrilité troublante dans cet Extinction, qui depuis plus de cinq heures plane dans la salle. La séance de sado-masochisme intellectuelle, tonitruante et sensible orchestrée avec maestria par Gosselin s’achève. Elle aura laissé, certains sur le carreau, d’autres dubitatifs, mais les inconditionnels seront aux anges. L’artiste a repoussé une nouvelle fois les limites de son art. L’hystérie affleure parfois, mais le geste est là précis, sensible. Faisant partie des derniers des Mohicans, dont les œuvres hybrides et particulièrement onéreuses sont vouées à disparaître dans un contexte économique de plus en plus tendu, il tient le cap et livre un objet multiple qui fera comme toujours débat. C’est sa force, son style…
De jeunes artistes à l’épreuve du feu
Au Kiasma de Castelneau-de-Lez, c’est une tout autre ambiance qui attend le festivalier. Certes, ici non plus, l’humanité n’est pas à la fête. La mort rode et les signes avant-coureurs de la fin du monde font souffler un vent de panique au plateau. En ligne droite, sur le devant de la scène, les huit jeunes artistes de l’AtelierCité du ThéâtredelaCité de Toulouse, font front commun. L’un après l’autre, ils prennent la parole, évoquent leur vie à l’instant T, au moment précis où ils ont appris que l’apocalypse était proche et que rien ne pourrait l’empêcher. Les scientifiques sont formels, ce n’est plus qu’une question de jours, d’heures, de minutes, de secondes. Que faire quand tout espoir est vain ? Le quotidien, le banal doit-il l’emporter sur l’extraordinaire ? Ou bien au contraire, est-il temps de lâcher la bride aux freins d’une société par trop réglementée ?
Avec poésie, emphase parfois, Laurent Gaudé dresse le portrait fragmenté d’une humanité condamnée. Exacerbant les émotions, des uns des autres, il tisse des récits de vie qui s’enchevêtrent et se mélangent. L’une rêve d’enfanter avant le chaos, l’autre débride ses envies de tout caser, un troisième enfin, soigne comme il le peut les ultimes maux de ses patients. S’emparant avec ingéniosité de ce matériau joyeux autant que funèbre, Laetitia Guédon sculpte les espaces scéniques, tout comme elle l’avait fait dans sa très belle mise en scène de Penthésilé·e·s Amazonomachie, et offre à la jeune troupe un terrain de jeu ciselé autant que sensible. Ils sont beaux, touchants, troublants ces pousses de comédiens et de comédiennes – Marine Déchelette, Mathieu Fernandez, Élise Friha, Marine Guez, Alice Jalleau, Thomas Ribière, Julien Salignon et Jean Schabel. Tous habitent à leur manière la scène et nimbent de leur présence fougueuse une mise en scène qui joue sur les contrastes entre une langue volubile et un parti-pris scénique proche de l’immobile. Nous embarquant au plus près des cœurs de quidams en proie à leurs doutes, mais capables en un ultime geste de transcender leur propre banalité.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
Printemps des Comédiens
Montpellier
Du 30 mai au 21 juin 2023
Extinction d’après les textes de Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal
Traduction :de Francesca Spinazzi / Panthea (en cours)
Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin assisté de Sarah Cohen et Max Pross
Scénographie de Lisetta Buccellato
Dramaturgie d’Eddy d’Aranjo et Johanna Höhman
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde et Max Von Mechow
Musiques de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Lumières de Nicolas Joubert
Vidéos de Jérémie Bernaert et Pierre Martin Oriol
Son de Julien Feryn
Costumes de Caroline Tavernier
Cadre vidéo – Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel
Avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Tournée
les 12 et 13 juin2023 au Wiener Festwochen, Vienne
du 7 au 12 juillet 2023 à la Cour du Lycée Saint-Joseph – Festival d’Avignon
les 7, 9, 10, 14 septembre 2023, les 7, 8, 20, 21 octobre 2023 et les 5 et 6 janvier 2024 à la Volksbühne Berlin
les 10 et 11 novembre 2023 à DE SINGEL, Anvers
le 18 novembre 2023 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes, en partenariat avec Le Manège – Scène nationale de Maubeuge, dans le cadre du Festival Next
du 29 novembre au 6 décembre au Théâtre de la Ville – Paris
les 23 et 24 mars 2024 aux Théâtres de la Ville de Luxembourg
Même si le monde meurt de Laurent Gaudé
Au Kiasma
Castelnau-le-Lez
1 rue de la Crouzette
34170 Castelnau le lez
Conception et mise en scène de Laëtitia Guédon assistée de Caroline Chausson
Avec les comédien·ne·s de la Troupe éphémère de l’AtelierCité : Marine Déchelette, Mathieu Fernandez, Élise Friha, Marine Guez, Alice Jalleau, Thomas Ribière, Julien Salignon et Jean Schabel
Voix off – Benoît Lahoz et Amélie Vignals
Scénographie d’Amélie Vignals
Lumières de Philippe Ferreira
Son et musiques de Joan Cambon
Vidéo de Benoît Lahoz en étroite collaboration technique avec Damien Bienabe
Costumes de Nathalie Trouvé
Tournée
du 22 novembre au 2 décembre 2023 au ThéâtredelaCité – CDN Toulouse
du 7 au 9 février 2024 à la MAC – Maison des Arts de Créteil