Monstre sans âme qui dévore tout, machine infernale, vénéneuse, monde glaçant où l’humanité n’a pas sa place, le libéralisme à tout crin dévoile sa mécanique implacable, sa froideur féroce dans cette transposition normande de la pièce de Jerry Sterner. Avec ingéniosité, Robin Renucci signe une farce noire et burlesque, une confiserie aigre-douce qu’on avale avec délice.
Dans la pénombre, cinq silhouettes, toutes de noir vêtues, s’avancent. Prenant chacune à leur tour la parole, elles posent les bases de l’histoire et nous invitent au cœur d’un conte moderne où la princesse est une usine familiale prospère, le méchant un capitaliste sans foi ni loi et le prince aux abonnés absents. Pour mieux nous plonger dans un récit qui pourrait rebuter les néophytes en économie, un petit film d’introduction présente la florissante entreprise CCF pour Câble français de Cherbourg.
Le PDG paternaliste à l’ancienne (excellent Jean-Marie Winling) vit à l’unisson avec l’usine que son père lui a transmise. Depuis de nombreuses années, il se bat, avec sa secrétaire et amante (surprenante Nadine Darmon), au côté de ses employés pour faire prospérer son établissement, poumon économique de Cherbourg et de la Normandie sinistrée. Sous l’impulsion de son directeur général (épatant Robin Renucci), il a modernisé un brin sa société, acceptant de diversifier l’offre pour entrer sans encombre dans le XXIe siècle.
Tout semble aller pour le mieux, dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où Franck Kafaim (inénarrable Xavier Gallais), un « trader » de la City s’intéresse d’un peu trop prêt à cette société ronronnante sans excès. Génie des affaires, des rachats lucratifs et des démantèlements, il voit tout le potentiel économique de cette entreprise, la manne financière qu’elle représente. Après une première visite de courtoisie pour jauger la bête, cet « avaleur capitaliste » entame son travail de sape et entre à pas de loup dans le capital. Commence alors le combat inégal entre deux hommes, l’un qui croit en la valeur du travail, l’autre uniquement en celle de l’argent.
A la tête, depuis 2011, des Tréteaux de France, Centre dramatique national, Robin Renucci explore le lien étrange et singulier qui lie la nature humaine et l’argent. Après le Faiseur de Balzac, l’an passé, il plonge dans le monde de la haute finance en adaptant la pièce du dramaturge américain Jerry Sterner, Other People’s Money. Afin de souligner toute la savoureuse loufoquerie de cette farce noire qui dévoile avec férocité le vrai visage d’un capitalisme sans âme, le comédien a imaginé un monde de marionnettes, de Playmobil. Affublant ses comédiens de vêtements aux couleurs vives et de perruques plastifiées, il les entraîne dans une succession de mouvements et d’actions qui n’ont d’autre but que de montrer la fragilité de l’homme dans une société gouvernée par l’argent. Avec un cynisme burlesque, Robin Renucci dévoile les dérives absurdes d’un système qui broie l’être humain au profit des chiffres.
Totalement happé par une mise en scène enlevée et une scénographie ingénieuse, on se laisse prendre au jeu, chacun en fonction de ses affinités électives se rangeant dans l’un ou l’autre camp. Toute la force de l’ensemble est due à l’esprit de troupe des Tréteaux de France. Au-delà des mots et du cynisme de ce conte moderne, c’est la complicité des comédiens qui charme et fascine. De sa voix grave, chaude, rassurante, Jean-Marie Winling incarne à merveille cet homme d’affaires à l’ancienne. Totalement dépassé par les événements, un brin nombriliste, jusqu’au bout, il croira en la valeur du travail, en l’importance de l’humain. Refusant tout compromis qui entraînerait des conséquences néfastes pour ses employés, il se jette aveuglément dans la gueule du loup. A ses côtés, Nadine Darmon est sa fidèle assistante. Amoureuse depuis qu’il l’a embauchée, il y a de cela des années, elle ne vit qu’à travers lui et ne voit pas le danger, le précipice qui les guette. Avec compassion et détermination, consentante, elle se laisse sacrifier sur l’hôtel de la finance refusant les conseils avisés de sa fille. Cette dernière est interprétée par l’étonnante Maryline Fontaine. Ambitieuse, rêvant de quitter définitivement cette Normandie moribonde et sinistre, elle est à la fois révulsée par les cyniques pratiques de l’Avaleur, et séduite par son charme troublant, son intellect brillant.
Dernier maillon de cette société de câbles, Robin Rennucci est à la fois le narrateur de ce conte sombre et l’un des protagonistes les plus lucides. Loyal à l’entreprise, il est le premier à voir les manœuvres de Franck Kafaim, mais n’arrive pas à les empêcher. Conscient du désastre, dans un geste de lâcheté, de survie, il se vendra à l’ennemi. Homme à abattre, cynique trader dans sa tour d’argent, Xavier Gallais est magistral. Affublé d’un énorme ventre et d’une perruque péroxydée, libidineux tout autant que charismatique, il séduit, ensorcelle et révulse. Tour à tour éblouissant ou grivois, sérieux ou bouffon, il ne laisse jamais indifférent et arrive presque à nous convaincre de son bon droit. Eblouissant.
Dans ce jeu de dupes où chacun croit manipuler l’autre, on se laisse aller avec un plaisir non dissimulé à haïr ce monde de la finance qui a annihilé la nature humaine. En poussant la farce dans le burlesque et le loufoque, Robin Renucci réveille nos consciences endormies. Un spectacle noir et terriblement drôle à dévorer sans tarder.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’Avaleur d’après Other People’s Money de Jerry Sterner
Maison des Métallos
94, Rue Jean-Pierre Timbaud
75011 Paris
jusqu’au 18 février2017
du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 19h etle dimanche à 16h
durée 1h40
mise en scène Robin Renucci
avec Nadine Darmon, Marilyne Fontaine, Xavier Gallais, Robin Renucci, Jean-Marie Winling
adaptation Évelyne Loew
traduction Laurent Barucq
assistante à la mise en scène Joséphine Chaffin, Julien Leonelli
scénographie Samuel Poncet
costumes Thierry Delettre
maquillage et coiffure Jean-Bernard Scotto
lumières Julie-Lola Lanteri-Cravet
musique Gabriel Benlolo
Crédit photos © Jean-Christophe Bardot