S’intéressant aux fantômes qui hantent le vieux continent, Bruno Bouché imagine, pour le dernier opus de sa quatrième saison en tant que directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin, une partition qui interroge notre rapport à l’autre, notre manière de vivre ensemble sans pour autant arriver à faire corps. Poétique autant que spectral, le triptyque Spectres d’Europe, qu’il a composé avec des œuvres de Lucinda Childs, de David Dawson et de William Forsythe, joue des imaginaires, invite à revisiter nos vies et à poétiser nos quotidiens. Présenté à la Filature de Mulhouse avant d’irradier la scène de l’Opéra strasbourgeois en juin, ce programme protéiforme et exigeant est une réussite en tous points.
Amours citadines
À partir d’un texte du Japonais Haruki Murakami, dont il ponctue sa musique de phrases lues par Robert Wyatt, Max Richter compose une partition tout en mélancolie et en intensité retenue. De cette matière sombre autant qu’évanescente, Lucinda Childs esquisse un ballet croisé de couples en quête d’aventure et d’amour dans une ville de nuit. Traversant l’espace scénique d’un bout à l’autre, les douze danseurs, tous vêtus à l’identique d’un uniforme impersonnel en noir et blanc, se croisent, se frôlent, s’étreignent avant de reprendre leur route solitaire. L’écriture est minimaliste, précise, millimétrée au geste près. Elle se répète à l’infini, se conjugue au pluriel. Suspendus pour les uns, rapides pour les autres, les tempos de ses amants en devenir varient au gré des notes, de l’impulsion que la chorégraphe new-yorkaise souhaite donner à chacune de ses rencontres fugaces, rythmées par la vie citadine. Imaginée par Bruno de Lavenère, la scénographie s’appuie sur système de trois panneaux réfléchissants qui multiplient à l’infini les corps des interprètes, les découpent, les transforment en foule sans visage. Créée en 2009 pour la compagnie mulhousienne et présenté le 31 mai à l’Opéra national de Nancy, dans le cadre d’une soirée échange acec le Ballet de Lorraine, Songs for before n’a pas pris une ride. Entre abstraction et évocation subliminale de ces existences errantes, imposées par l’accélération constante de nos modes de vie, elle entraîne le spectateur dans une sorte de spleen, de rêverie ténébreuse qu’illumine intensément la virtuosité du corps de ballet.
Après une courte pause due au changement de décor, enfin, les amants se retrouvent. Ensemble, à deux, ils virevoltent, s’attirent comme deux aimants, s’entremêlent pour ne faire qu’un. Le temps des amours est compté. Bientôt, ils se sépareront, repus de l’autre, en quête d’un autre idéal. Entrée au répertoire cet hiver, On the Nature of Daylight de David Dawson est une sorte de parenthèse enchantée, tout en délicatesse, en douceur sublimée. Portée par le duo incandescent Julia Weiss et Cauê Frias, l’écriture du chorégraphe britannique se déploie avec une élégance folle et donne corps subtilement à la musique de Max Richter. Plus technique qu’il n’y paraît, elle se fait caresses pour ne laisser apparaître en filigrane que d’infimes étincelles du feu de la passion. Hypnotique, ce pas de deux hypnotiques emporte vers des ailleurs ouatés.
Forsythe sans égal
Fini le temps des corps à corps, des unissons : avec Enemy in the Figure, William Forsythe invite à entrer dans un monde de chaos, de fureur, dans un univers fait de gestes saccadés et de mouvements frénétiques. Vêtus de blanc ou de noir, les onze danseurs et danseuses habitent le plateau dans le moindre de ses recoins. Certains sont à vue, d’autres longent les murs ou se cachent derrière un écran ondulé qui divise le plateau entre ombres et lumières. Éclairés par un énorme projecteur mobile qui déforme leurs silhouettes, ils tressautent, se roulent à terre, courent comme si leur vie en dépendait ou se laissent bousculer par leurs congénères avant de se figer comme pétrifiés par un sort. Chacun suit sa partition au cordeau, ne laisse rien voir de ses ressentis. C’est à un tourbillon brutal, graphique, souligné par la partition électro de Thom Willem, que nous convie le chorégraphe américain. L’ensemble peut paraître désordonné, il n’en est rien. Tout est pensé dans les moindres détails pour saisir le public, le désarçonner, l’emmener à vibrer, à accepter les parts sombres qui habitent chacun de nous, à se laisser envahir et percuter par cette écriture ciselée autant que rugueuse. Écrite en 1989 pour le Ballet de Francfort, cette pièce de Forsythe est toujours aussi explosive et sidérante. Véritable uppercut chorégraphique, Enemy in the Figure demande une technicité rare tant sa grammaire est exigeante. Haut la main, le Ballet du Rhin fait entrer ce chef d’œuvre à son répertoire, et le fait briller au firmament…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Mulhouse
Spectres d’Europe – Ballet de l’Opéra national du Rhin
Création La Filature – le 27 avril 2023
20 Allée Nathan Katz
68090 Mulhouse
Durée 1h30 avec entracte
Opéra national du Rhin
du 25 au 30 juin 2023
Reprise
22 au 25 mai 2024 au Théâtre de la Ville
Songs From Before
Répertoire. Créée en 2009 pour le Ballet de l’OnR
Pièce pour 12 danseurs et danseuses
jouée exceptionnellement le 31 mai 2023 à l’Opéra national de Nancy
Chorégraphie de Lucinda Childs
Musique de Max Richter
Textes d’Haruki Murakami
Scénographie et costumes de Bruno de Lavenère
Lumières de Christophe Forey
On the Nature of Daylight
Répertoire. Créée en 2007 pour le Semperoper Ballet.
Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en janvier 2022.
Duo.
Chorégraphie de David Dawson
Musique de Max Richter
Scénographie et lumières de David Dawson
Costumes d’Yumiko Takeshima
Enemy in the Figure
Entrée au répertoire. Première par le Ballet de Francfort, le 13 Mai 1989.]
Pièce pour 11 danseurs.
Chorégraphie de William Forsythe
Musique de Thom Willems
Scénographie, lumières et costumes de William Forsythe