Jusqu’au 28 août 2023, la Fondation Louis Vuitton met à l’honneur l’œuvre conjointe des deux artistes légendaires. De quoi replonger dans une production pléthorique et monumentale, parfois plus passionnante dans ce qu’elle dévoile de chacun des deux peintres que dans le produit même de la collaboration.
Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 ©Fondation Louis Vuitton
L’affiche de l’exposition « Basquiat x Warhol, à quatre mains » qui occupera les cimaises de la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 28 août 2023, reproduit l’un des clichés les plus célèbres qui existent des deux artistes. Ils y sont photographiés côte à côte, les bras croisés, portant gants et shorts de boxe. Jean-Michel Basquiat est torse nu, Andy Warhol porte un col roulé noir comme à son l’habitude. En position défensive, ils se préparent au combat. Les bras en croix répondent au « x » du titre. En 1985, une image de la même série annonce également comme un duel ce qui sera la première et dernière exposition commune donnée de leur vivant par deux des artistes les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle.
Le couple de commissaires autrichiens Anna Karina Hofbauer et Didier Buchhart est à la manœuvre. Le second avait déjà été mandaté en 2018 par Suzanne Pagé pour imaginer la double exposition Basquiat-Schiele, qui donnait déjà à voir quelques-unes des toiles accrochées ici. Cet événement est l’occasion de redire l’histoire, avec l’appui de Bruno Bischofberger, galeriste suisse et conseiller spécial de l’exposition. C’est lui qui fait se rencontrer Basquiat et Warhol en 1982, en amenant son jeune poulain à la Factory ; c’est lui qui, la même année, déclenche l’obturateur de ce fameux polaroïd dans lequel Andy se cache à demi derrière Jean-Michel souriant, à peine un peu plus d’une heure avant que le second en tire une toile d’envergure qu’il offre, encore fraîche, à son aîné. En 83, le pas de deux commence. Basquiat intègre la sérigraphie à sa pratique et Warhol ressort les pinceaux des tiroirs où il les avait laissés dormir depuis les années soixante. Dans un atelier partagé, le second travaille sur les murs en peignant à partir de projections tandis que le premier poursuit d’autres tableaux à même le sol. En ressortent des toiles vives, où la logique sérielle de Warhol, ses images standardisées, comme des chimères émanées d’un inconscient creux de l’Amérique, disputent l’espace à la méthode libre, impétueuse et faussement régressive de Basquiat. Les artistes commencent ainsi une production d’œuvres dont ils gonfleront malicieusement le nombre à un million, et qui atteindront en réalité le nombre déjà considérable de 160.
Collab
Il existe 179 autres photos du shooting de Michael Halsband, dont les épreuves sont affichées en mosaïque dans l’une des salles de l’exposition. Elles cristallisent le lien artistique et humain qui unit Basquiat et Warhol, entre la joute artistique (largement mise en scène) et un sens du jeu, de la blague, qui imprègne jusqu’aux toiles — il suffit de prendre pour exemple le Portrait of Andy Warhol as a banana qui nous accueille dans la première salle pour s’en convaincre. Elles fonctionnent ainsi comme l’une des clés d’un mystère biographique autour duquel orbitent autant de fragments et de témoignages que de fantasmes, et dont les points d’interrogation ponctuent un parcours qui n’en fait pourtant pas sa quête principale. Ailleurs, une photo du même Halsband, prise en 85, fait poser vingt-huit artistes de la scène new-yorkaise, d’Hockney à Mapplethorpe. Presque tous fixent l’objectif. Warhol, lui, a les yeux rivés sur Basquiat. Ces archives précieuses documentent un rapport protéiforme, entre la complicité indéniable, l’admiration mutuelle et la distance mélancolique qui sépare l’aîné d’un garçon (vingt-quatre ans à l’époque) plus vif, plus jeune et plus beau. Face à elles, les toiles deviennent l’expression de complexités mise en jeu : les écarts de notoriété, la différence raciale et le rapport de Basquiat à l’art africain (sa « mémoire culturelle », comme il la nommait en 86 dans un entretien donné à Libération), réabsorbé de fait par une signature blanche.
« Basquiat x Warhol » : la lettre qui sépare les deux noms renvoie également à la culture contemporaine de la collab, puisque la croix est devenue la graphie de choix des rencontres entre les créateurs et les marques dans la grande collusion du champ de l’art contemporain et de l’industrie de la mode. Gimmick de l’opération marketing, en tout cas plus que mathématique, dans la mesure où l’observation des toiles nous laisse dubitatifs quant à l’idée, défendue par Keith Haring, que l’addition des deux mastodontes ait eu pour résultat la naissance d’un « troisième esprit ». Souvent, les compositions communes ont plutôt à voir avec un collage qu’une véritable transfiguration des styles respectifs dans ce qui constituerait une subjectivité esthétique tierce. De ce point de vue-là, il faut davantage compter sur les interventions de Francisco Clemente dans des toiles à six mains résultant d’une rencontre initiée, une fois de plus, par Bischofberger : s’y opère un enchevêtrement de styles et de langages tel que les toiles semblent parfois ne plus appartenir à personne. Dans Pola star, dédale en six panels, un carré peint à plusieurs mains côtoie six fois sa reproduction, et les gestes plastiques se fondent les uns dans les autres.
Don’t tread on me
Alors, donc, que le visuel de la Fondation Vuitton réactualise l’affiche de 1985 avec la garantie ironique qu’on sera loin du flop qu’ont connu les artistes lors de l’exposition conjointe montée de leur vivant, la confrontation donne à réexaminer les positionnements respectifs de Drella et son radiant child quant au grand capital, sans forcément qu’une réponse tranchée se trouve à la clé. Il se pourrait, en ce qui concerne le pape du Pop Art, que ce dialogue sur toile brouille les tentatives de fixer une quelconque idéologie warholienne sur ce sujet. Voire même qu’il affaiblisse la grande ambivalence du geste de celui-ci, tandis que les scansions impulsives de Basquiat s’en tirent avec le dernier mot, plus impétueuses, plus affirmatives, sinon littérales, jusque dans leur ironie. Ainsi en est-il du slogan « don’t tread on me », largement commenté et présenté à tort comme un cri de ralliement anar, en oubliant qu’il est en réalité rattaché au libertarisme à l’américaine et au libéralisme économique qui lui est consubstantiel : le jeune peintre le détourne de ce terreau d’origine pour le réinvestir à la lettre, comme une déclaration d’autonomie.
L’accrochage luxueux du paquebot LVMH, laissant une place souveraine à des œuvres comptant parmi les plus volumineuses de la carrière des deux artistes (jusqu’à dix mètres de long pour African Masks) séquence le parcours chronologiquement, en fonction des données à la fois biographiques et esthétiques qui ont marqué ces trois ans de travail commun. On voit ainsi Warhol retourner à ses racines de dessinateur, lui qui illustrait des pubs avant de devenir le nom que l’on connaît. Le chemin effectué vers cette première source est à l’origine de certaines des réalisations les plus intéressantes de l’exposition. C’est le cas des natures mortes ou des figures de chiens peintes par l’aîné, qui donnent lieu à des séries où le même motif varie, non pas à l’intérieur d’une même toile mais d’une toile à l’autre, au gré des ajouts et altérations qu’impose le pinceau du cadet.
Le parcours se clôt sur quelques œuvres monumentales où s’exprime à nouveau ce principe sériel, après une plongée, finalement un peu anecdotique, dans le New-York underground des années 80, entre Jenny Holzer et Keith Haring. Et au gré de quelques fulgurances telles que la grande Mind Energy, on finit par voir s’accomplir l’union formelle promise. L’insuccès de l’exposition de 85 à la galerie Tony Shafrazi aura mis un coup d’arrêt à la collaboration. Le maître se sera vu accusé d’exploiter le talent du jeune peintre. Le premier mourra deux ans plus tard, le second le suivra à quelques mois près, suite à une overdose d’héroïne. Certains disent encore qu’il s’est laissé mourir de chagrin. Voilà pour les mystères d’une collaboration teintée d’échec. En sortant du bâtiment de Franck Gehry, des images persistent dans notre rétine. Celle des rushes de l’interview donnée par le duo pour la « Factory-made » Andy Warhol T.V. On y voit les deux complices s’amuser à donner leurs réponses faussement candides, et en réalité partiellement scriptées, aux questions posées hors-champ. Basquiat ne tient pas en place ; Warhol, complexé à mort, n’ose même pas incliner la tête par peur de perdre la main sur son angle. On peut encore projeter mille choses dans les non-dits de leur échange. Mais si ce jeu de faux-semblants ne donne pas le fin mot du problème Basquiat x Warhol, il aide là encore à voir beaucoup de l’un et l’autre, respectivement, et c’est assez bouleversant.
Samuel Gleyze-Esteban
Basquiat x Warhol, à quatre mains
Fondation Louis Vuitton
8 Av. du Mahatma Gandhi
75116, Paris
Du 5 avril au 28 août 2023