Les mots frappent, cinglants, acerbes. Ils sont le reflet de la haine d’une enfant pour sa mère, de l’aversion d’une adolescente pour ses parvenus de parents. Fascinée par l’écriture ciselée et âpre de la romancière, Virginie Lemoine a voulu en souligner toute la noirceur drolatique, toute l’hilarante cruauté, mais flirte dangereusement avec le boulevard. Un pari hasardeux que le talent des comédiens sauve sur le fil.
Dans un halo de lumière, une tête blonde apparaît. C’est celle de la jeune Antoinette Kampf (épatante Lucie Barret). Jeune fille rangée et modèle, cheveux parfaitement tressés, elle raconte son histoire, son enfance, sa famille. Tout semble lui sourire. Pourtant, sa jolie frimousse cache des fêlures, des blessures. Née dans un milieu pauvre, elle grandit dans l’ombre d’un père un peu gauche, soumis (falot Serge Noel), et d’une mère vulgaire, odieuse (tonitruante Brigitte Faure), sorte de mégère vamp’ et acariâtre. On distingue leur silhouette tutélaire dans l’obscurité de la scène, derrière les frêles épaules de l’enfant.
Après plusieurs choix hasardeux, la famille Kampf finit par faire fortune. Dans le Paris des années folles, ces nouveaux parvenus tentent d’imposer leur présence à la haute société. Afin de faire leur entrée dans le monde, il décidé d’organiser un bal dans leur nouvelle demeure au décor surchargé et « bling-bling ». Passé ce prologue explicatif, la rythmique s’accélère. Comme Antoinette, nous sommes embarqués dans le tourbillon frénétique des préparatifs : choix des invités, préparation des enveloppes, réaménagement de l’intérieur, etc. La fillette restera à quai sa mère méchante comme la gale, jalouse de sa jeunesse, refuse qu’elle participe à l’événement.
Par dépit, par vengeance, dans un moment de rage incontrôlée, l’adolescente jette les invitations dans la seine sauf une, celle de sa professeure de Piano, une vieille fille envieuse et narquoise (singulière Françoise Miquelis). Le grand jour arrive, tout est prêt. Les minutes passent mais aucun invité ne franchit la porte. C’est l’humiliation la plus totale d’autant qu’il y a un témoin de choix, une commère, à ce terrible fiasco.
S’inspirant de sa propre enfance et de la relation désastreuse et dévastatrice qui l’unit à sa mère, Irène Némirovsky signe une nouvelle au ton résolument noir et acide. Dire qu’elle déteste sa génitrice est un euphémisme. Elle la dépeint sous les traits d’une vieille rombière sur le retour aux manières de poissarde. Derrière ce portrait au vitriol, se cachent aussi les espérances d’une adolescente lucide et perspicace rêvant d’enfin pénétrer dans le monde des adultes, de s’émanciper de cette tutelle mortifère et malsaine.
Tout en conservant le style direct et ciselé de la romancière, morte en 1942 à Auschwitz, Virginie Lemoine s’est attachée à mettre en lumière le ressort comique, la force drolatique du texte quitte à tirer à la marge, comme elle l’avoue elle-même à la fin du spectacle. Bien qu’elle le fasse avec tendresse et malice, elle n’évite pas l’écueil de sombrer, par moment, dans le boulevard. Le parti-pris est hasardeux et divise le public. Alors que certains se sentiront lésés faute de retrouver la noirceur du roman, d’autres se laisseront séduire par cette revisite légère et riront à gorge déployée tout au long de la pièce.
Avec l’aide de sa comparse Marie Chevalot, l’humoriste et comédienne finit quoi qu’il en soit à charmer tout l’auditoire par une mise en scène menée tambour battant. Enchaînant moments intimes où la jeune Antoinette livre ses états d’âme et scènes terriblement drôles moquant le coté parvenus, nouveaux riches des parents, le spectacle séduit par sa bonne facture et le talent indéniable des comédiens. Lucie Barret est une singulière et espiègle enfant. Pascal Vannson, un majordome délicieusement sarcastique. Serge Noel, un mari incapable de résister aux volontés impériales de son abominable bonne femme. Françoise Miquelis, une frustrée irrésistible. Enfin, Brigitte Faure, tout en rondeur savamment dévoilée, se glisse à merveille dans la peau de cette maîtresse femme gouailleuse et vulgaire. Toute en force, toute en émotion, elle passe des cris aux larmes amères avec virtuosité. Au-delà de la plume acérée d’Irène Némirovsky, elle est, sans contexte, le joyau extraordinaire et clinquant de ce spectacle somme toute sympathique et amusant.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le Bal d’Irène Némirovsky
Théâtre Rive-Gauche
6, rue de la gaité
75014 Paris
depuis le 28 janvier 2017
Du mardi au samedi à 19h
Adaptation Virginie Lemoine
Mise en scène Virginie Lemoine et Marie Chevalot
Avec Lucie Barret, Brigitte Faure, Serge Noel, Françoise Miquelis et Pascal Vannson
Crédit photos © Cyril Niay